La « crise » sanitaire (celle du Covid-19) ramène une fois de plus à l’esprit une question et un questionneur que la corporation scientifique s’efforce d’ignorer, d’éliminer et d’enfouir depuis un demi-siècle. Le questionneur est pourtant un scientifique lui-même, mathématicien de génie reconnu comme tel par ses pairs, et son questionnement est on ne peut plus scientifique : « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? A quoi sert socialement la recherche scientifique ? Allons-nous continuer à faire de la recherche scientifique ? »
Résumons Alexandre Grothendieck (1928-2014) au plus bref, afin de lui laisser la parole.
Son père Sacha Shapiro (1889-1942), issu d’une famille juive hassidim d’Ukraine, fut un combattant libertaire contre l’autocratie tsariste, la dictature bolchevique et le fascisme franquiste, avant d’être interné au Vernet et à Drancy par la police française, puis assassiné par les nazis, en 1942, à Auschwitz.
Sa mère, Johanna Grothendieck (1900-1957), de famille allemande et protestante, était également anarchiste, comédienne et journaliste de profession, avant de se réfugier en France et d’enchaîner les travaux de femme de ménage et d’ouvrière agricole.
Séparé de ses parents entre mai 1933 et mai 1939, apatride jusqu’en 1971, Grothendieck a été de ces enfants réfugiés durant la guerre au Chambon-sur-Lignon, avant de suivre ses études à Montpellier. Lui-même père de cinq enfants, nés de trois femmes différentes, il obtient en 1966, à 38 ans, la médaille Fields, « le prix Nobel des mathématiciens » qu’il refuse d’aller chercher en URSS. Ses voyages au Vietnam et à Prague, puis le mouvement de mai 68, réveillent une révolte provisoirement assoupie dans la science. Il quitte l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques en 1970, et fonde avec d’autres mathématiciens, Pierre Samuel, Denis Guedj, Claude Chevalley, etc. le groupe et la revue Survivre & Vivre, afin de critiquer la science réellement existante, l’institution scientifique, et leurs effets sur le monde. Il est alors un compagnon de lutte de Pierre Fournier (voir ici) (1937-1973), l’organisateur de la première grande manifestation antinucléaire en France, celle du Bugey (01), en juillet 1971, et fondateur de La Gueule ouverte en novembre 1972.
Grothendieck ne se borne pas à critiquer la science au service du capital ou de l’armée. La « mauvaise science », la « science sans conscience », qu’il faudrait « encadrer » de règles, de lois, de comités d’« éthique » et de « conférences citoyennes » afin de la maintenir au service du « bien commun » et de l’humanité. Il sait que la science est toujours duale (civile ET militaire) dans ses applications, et ne peut être autrement. Que nulle considération « éthique » ne l’arrête durablement. Qu’elle n’est au service de rien d’autre que de la volonté de puissance des scientifiques et de la classe techno-industrielle. Qu’elle fournit les moyens de la guerre au vivant, indifféremment, à toutes les puissances étatiques, économiques, politiques, sociales, idéologiques qui y ont recours. Ce qui nous ramène à la « crise » sanitaire et aux origines du virus du Covid-19.
Une chose est sûre : qu’il soit « augmenté » ou non, qu’il ait fuit ou non d’un laboratoire ou qu’il soit passé d’une chauve-souris à l’homme via un intermédiaire anonyme, le SRAS-CoV-2, comme la plupart des virus émergents, provient d’abord de contacts avec des animaux, par la chasse, l’élevage, la destruction des forêts et des milieux naturels. Des contacts intensifiés depuis deux siècles de révolution scientifique et industrielle. D’où la conviction de Grothendieck ; il n’y a pas d’issue à l’intérieur de la société industrielle ; et la question posée à ses pairs, et au-delà de ses pairs à ses congénères : allons-nous continuer la recherche ?
Ou bien : le temps perdu pour la recherche est-il gagné pour l’humanité et le vivant ?
C’était de son point de vue, en 1971, la seule question pertinente et urgente. Celle qu’il posa en vain à ses collègues de l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, aux auditoires de ses conférences, à ses amis de Survivre & Vivre, n’obtenant en retour que du silence, du déni, des esquives et des oppositions.
Après avoir quitté la recherche et l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, Grothendieck quitta le militantisme et Survivre & Vivre. Il devint professeur à Montpellier, en 1973, jusqu’à sa retraite en 1988. Il refusa encore le prix Crawford, une autre distinction prestigieuse, pour l’ensemble de son œuvre. En 1990, il se retira à Lasserre, un village des Pyrénées où il vécut en ermite jusqu’à sa mort, en 2014.
La pandémie de Covid est une occasion aussi bonne que l’embrasement climatique, l’accident de Fukushima et tant d’autres « retombées de la science » d’interpeller les adeptes de la « bonne science », de la science « citoyenne », de la science « avec conscience », de la bonne conscience : allons-nous continuer la recherche ?
(Pour lire le texte d’A. Grothendieck, ouvrir le document ci-dessous.)
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– Devons-nous arrêter la recherche ?
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