Cette seconde livraison s’intéresse au dernier événement éditorial en date dans le nanocosme français.

La mise en ligne le 19 juillet 04, sur le site du CEA, de « Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse ? une réflexion de Louis Laurent et Jean-Claude Petit du Département de recherche sur l’état condensé, les atomes et les molécules (Drecam) »

(Nanosciences_AgeOr_Apocalypse.pdf).

Ce texte est une réponse aux analyses de Jean-Pierre Dupuy, philosophe et polytechnicien auteur d’un rapport pour le compte du Conseil général des mines sur l’évaluation éthique des nanotechnologies, et plus largement un contre-feu au débat qui va grandissant dans la société.

La première livraison de Répliques sur PMO (http://pmo.erreur404.org/repliques.rtf) s’articulait autour de l’échange d’arguments et de contre arguments entre l’ingénieur Eric K. Drexler et le chimiste Richard Smalley quant à la possibilité/nécessité de nanorobots auto-réplicateurs, et l’apparition d’une nouvelle convergence nano-bio-technologique renouvelant la question.

Cette seconde livraison s’intéresse au dernier événement éditorial en date dans le nanocosme français. La mise en ligne le 19 juillet 04, sur le site du CEA, de «  Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse ? une réflexion de Louis Laurent et Jean-Claude Petit du Département de recherche sur l’état condensé, les atomes et les molécules (Drecam) » (http://www.cea.fr/fr/sciences/Nanosciences_AgeOr_Apocalypse.pdf). Ce texte est une réponse aux analyses de Jean-Pierre Dupuy, philosophe et polytechnicien auteur d’un rapport pour le compte du Conseil général des mines sur l’évaluation éthique des nanotechnologies, et plus largement un contre-feu au débat qui va grandissant dans la société.

(notes de lecture : les chiffres entre crochets renvoient aux pages du texte examiné

entre parenthèses des liens internet renvoient vers d’autres sources)

Nanotechnologies : nouvel oeuf d’or et capital-risque !

L’investissement dans les nanotechnologies connaît une croissance de plus de 30% par an. Jusqu’en 2000, la part des états était prédominante, dans un souci déclaré de compétition technologique et militaire, entre les trois blocs que constituent les États-Unis, l’Europe et le Japon (plus la Chine). Après cette date le financement privé, plus difficile à évaluer, a pris le pas sur le financement public, les perspectives du marché “nano“ étant faramineuses. « En fait, on estime que ces technologies de l’infiniment petit représentent actuellement un marché d’environ 2,5 milliard d’euros mais qu’elles pourraient atteindre rapidement la centaine de milliard d’euros d’ici même à l’année 2010. » (in Industries n°101 - janvier 2005 - publication du ministère de l’industrie et des finances).

Dans le secteur privé il y a d’abord les multinationales, qui à côté de leurs activités traditionnelles développent un pôle nano de plus en plus important ; et ce n’est un secret pour personne que de nombreuses multinationales disposent de moyens financiers supérieurs à la plupart des états. Il y a ensuite le capital-risque qui finance de nouvelles sociétés, des start-up entièrement dédiées à une nanotechnologie. Pour ces start-up, un succès possible est d’être rachetées par une multinationale.

Pour ces “acteurs” la notion de risque a une signification particulière. Pour les états le risque majeur est de ne pas être dans la course, ce qui serait suicidaire en termes de puissance industrielle et militaire. L’enjeu est aussi de se positionner dans la “société de la connaissance qui se dessine, les nanotechnologies incarnant ces technologies de la connaissance. Pour les multinationales de tous les secteurs, il y a une compétition déterminante pour leur survie dans les décennies à venir, une course aux brevetsclés pour se tailler les parts de marché du futur. Après les brevets sur le vivant apparaissent alors les brevets sur la matière.

Quant à ceux qui investissent dans les start-up, leur inquiétude est qu’une “bullenano“ se forme, sur le modèle de la bulle-internet. À cet égard un événement important devait se produire cet été, qui avait valeur de test, l’introduction en bourse de la start-up Nanosys, qui produit des nano-assemblages. Au dernier moment celleci n’a pas eu lieu, la crainte d’un échec, néfaste pour l’image des nano auprès des investisseurs, et les mauvaises conditions du marché (le Nasdaq) ont fait reculer les dirigeants de Nanosys.

Pourtant une analyse superficielle révèle une différence essentielle entre les “dot com” de l’internet et les nanotech. Les premières représentaient un nouveau secteur économique, on a même parlé d’une nouvelle économie, tandis que les secondes impliquent tous les secteurs économiques traditionnels (énergie, transport, médecine, communication, textile,...). Aujourd’hui, il semble qu’un consensus existe sur le fait que nous avons à faire, avec les nanotechnologies, à une véritable révolution industrielle.(http://www.atelier.fr/article.php?artid=27595&type=Edito)

En réalité pour tous le vrai risque c’est que se renouvelle le tollé qui s’est produit avec les biotechnologies et leur produitphare : les Ogm. Aux États-Unis un battage médiatique accompagne les nanotechnologies en associant celles-ci à l’idéologie de la toute-puissance américaine.Mais en Europe, en France notamment, le risque d’opposition est plus aigu. C’est pour y faire face que le Cea, qui pilote de nombreuses recherches dans ce domaine, publie Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse ?

Dans les creux d’une réflexion

Louis Laurent et Jean-Claude Petit, du Département de recherche sur l’état condensé, les atomes et les molécules (Drecam) nous livrent ici leur « réflexion ». C’est-à-dire qu’ils s’interrogent ; non pas sur le sens de leur activité de chercheurs, comment, pourquoi, pour qui mènent-ils ces recherches... ? Mais sur le sens de la remise en cause de leur activité par d’autres [p 26]. Que signifie que certains s’insurgent contre le développement technoscientifique ? En l’occurrence des nanotechnologies. Quelle parade ? Comment faire en sorte que cette contestation n’entrave pas le déroulement de la recherche ? Voilà leurs interrogations.

Le précédent encore brûlant des Ogm et du moratoire européen, quasi équivalent pour les chercheurs à une cessation d’activité, enjoint les directeurs de recherche à établir une nouvelle stratégie. Ne serait-ce que pour défendre leur carrière. L’essor d’une polémique à propos des nanotechnologies, dû pour une part à l’activisme des “Simples Citoyens“ grenoblois (souvent cités ou repris par la presse), pousse les ingénieurs du Cea à sortir de leur mutisme. Leur intention : s’introduire dans le débat naissant, si possible l’encadrer, rassurer... temporiser. Cependant que leurs recherches progressent.

Parallèlement, et a contrario de ses activités originelles (i.e. le nucléaire militaire) le Cea se fabrique une image consensuelle en intervenant régulièrement dans les médias et internet, sur des sujets comme le climat et son évolution sur de grandes périodes de temps, les catastrophes naturelles et leur prévention (séismes, tsunamis, ...), le diagnostique médical, etc.

En dépit d’une débauche de références et d’illustrations, ce texte tardif n’apporte aucun élément nouveau au débat. Pire, sous des dehors de transparence, il maintient un silence remarquable sur les activités du Cea dans le domaine des nano. L’unique évocation du Cea réfère à la construction du Tokamak TFR à Fontenay-aux-roses dans les années... 70 ! Rien à voir. Même si le Cea a déjà publié des dossiers, qui commencent eux aussi à dater, sur les biopuces ou les nanomatériaux dans sa revue Les Défis . Voilà une occasion ratée de lever un peu la chape qui recouvre ses activités. Une réflexion en somme peu réflexive.

L’intéressant ce n’est donc pas tant ce qu’il y a dans ce texte que ce qui y manque. Il conviendrait d’effectuer un processus d’inversion, chimique, pour révéler ce que ce texte s’efforce de cacher.

Déchiffrer le texte du Cea

Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse ? Le titre de cet article pose d’emblée que nous avons affaire, avec les nano, à des sciences. Tandis que jusqu’alors on s’entendait à parler de technologies. La science rassure, la technologie inquiète. Est-ce qu’une science, un savoir, pourrait déclencher l’apocalypse ? Que l’homme, par son savoir, atteignant “l’arbre de la connaissance“, provoque la colère de dieu... image audacieuse. Que, par contre, une technologie, nucléaire, biologique ou chimique, puisse, au moins localement, provoquer des ravages apocalyptiques, on en a déjà de nombreux exemples (Azf, Bopal, Tchernobyl, etc.).

Il est amusant de noter que les termes “nanosciences“ et “nanotechnologies“ apparaissent tous deux trente-six fois dans le texte (y compris le titre). Ce qui nourrirait en soi les fantasmes des illuminés de l’apocalypse et de ses nombres. L’Apocalypse , celle de Jean, est un texte chiffré, les nombres 36 et 72 y jouent un rôle clé, lié au fameux chiffre de la bête.

Pour continuer avec les nombres et l’analyse statistique du texte - et on peut aussi s’apercevoir qu’une telle approche peut se révéler trompeuse - les termes de la famille “société“, “social“ apparaissent quarante-neuf fois dans ce texte. Ceux qui tournent autour de “l’environnement“, vingt-trois fois. Autour du “médical“, de la “médecine“, treize fois. Autour du “militaire“, “arme“ ... sept fois. Il suffirait d’inverser ces valeurs et ces proportions pour avoir une juste idée des priorités des centres de recherche en nanotechnologie du Cea. Mais trêve de mauvais esprit, ici les ingénieurs font du social.

Retour au titre. Ironique, calculé pour attirer l’attention de ceux qui, de plus en plus nombreux, s’intéressent à la controverse. Dans la première partie donc, il met l’accent sur l’aspect scientifique des nano ; il veut rassurer. Dans la seconde partie (où pointe l’ironie) il renvoie à la doctrine chrétienne de la fin des temps, l’eschatologie. La référence au christianisme est récurrente dans ce texte et en général dans le débat sur les nanotechnologies, notamment quand on évoque les “transhumanistes“. (http://pmo.erreur404.org/transhumanistes.rtf)

Les rapports de la religion, et notamment du christianisme, avec la science ont toujours été ambigus, tantôt d’opposition, tantôt de soutien. Pour l’église, la science et la technique apparaissent bien comme un moyen de réaliser la prophétie eschatologique ; l’apocalypse et l’âge d’or. Certains reprochent à l’Église chrétienne, et à l’actuel pape, de ne pas savoir se moderniser. Son ambition est plus grande, non pas moderniser le christianisme mais christianiser la modernité. Le texte du Cea et une grosse part du débat autour des nouvelles technologies paraît illustrer de ce point de vue la victoire de cette stratégie.

La science : religion des sociétés industrielles

Dans le cadre des institutions de recherche de la république, que cela soit le Cea ou Polytechnique, il est surprenant de constater que la religion occupe une place si importante dans le débat sur les nanotechnologies. Comme si dieu redevenait... une hypothèse. Le recours constant, dans ce texte, à la tradition chrétienne, pour analyser la notion de progrès ou sa remise en cause, et pour schématiser les peurs liées aux nouvelles technologies, apparaît réducteur.

Nos sociétés, ou notre inconscient collectif , puisent à davantage de sources. Une source chrétienne certes, mais plus largement judéo-chrétienne, idéologiquement dominante ; une source grecque, hellénique, tout aussi importante ; une source arabo-musulmane, souvent mésestimée ; une source celtique (le ciel va-t-il nous tomber sur la tête ?) ; on pourrait à l’envi multiplier les sources, pourquoi pas indienne et hindouiste, africaine et animiste, voire amérindienne ; Jung, lui-même, allait aussi loin (cf. Métamorphoses de l’âme et ses symboles ). On pourrait surtout souhaiter que le débat se situe dans un contexte plus laïque et républicain, héritier des Lumières.

Quand on parle du rapport entre science et religion, on peut craindre un autre glissement. Comme lorsque les deux auteurs parlent de savoirs "profanes" à propos des non scientifiques, dans le cadre d’éventuels débats [p 29]. Subrepticement la science devient religion, la religion de nos sociétés industrielles. Et ceux qui mettent en doute le dogme de la toute puissance de la science et de la technique s’apparentent dés lors à des primitivistes, voire des hérétiques. En tout cas des ignorants.

Querelle de polytechniciens

Ce que les deux chercheurs nomment, avec une humilité feinte, une “réflexion“, revient en fait à une expertise  :

 Une discussion en apparence objective des différentes inquiétudes soulevées par l’émergence des nanotechnologies : nano-particules, Rfid, “gelée grise“, etc

 Des références tant historiques et scientifiques que sociologiques et philosophiques : Beck, Drexler, Feynman, Jonas, Jung !...

 Un aperçu de l’état de l’art , notamment en ce qui concerne les nano-bio-technologies.

 Enfin, des propositions concrètes, politiques, visant « une gestion procédurale de la controverse » : les fumeux forums hybrides , énièmes “comités Théodule”. Comme le disait Edgar Faure : « Quand vous voulez enterrer un problème, créez une commission » .

Mieux qu’une expertise, la réflexion de MM Laurent et Petit instruit, en fait, une contre-expertise . L’évaluation normative des technologies convergentes à l’échelle du nanomètre, leur « impact sur la société, l’environnement, la culture et les conditions de la paix mondiale  », ayant été au préalable menée par Jean-Pierre Dupuy, philosophe désormais célèbre dans le nanocosme (http://pmo.erreur404.org/Impact.htm).Or les analyses “catastrophistes“ de M Dupuy n’ont pas eu l’heur de plaire aux commissaires du Cea, et plus précisément aux cadres du pôle Nano2Life, qui, entre eux, ont surnommé Jean-Pierre Dupuy : le Saigneur des Nano .

Or M Dupuy et M Laurent, comme la plupart des cadres du Cea, ont en commun d’appartenir au sérail des polytechniciens ayant effectué leur spécialisation à l’École nationale supérieure des mines (Ensm). Les “X-mines“ : corps d’excellence, esprit de corps. Et c’est du Conseil général des mines (Cgm), dont M Dupuy est membre, qu’émanait cette mission d’évaluation. Mission accomplie selon Dupuy, tandis que les commissaires du Cea ont bien dû croire un instant qu’ils couraient à la catastrophe  ! Une “réponse à Dupuy“, voilà donc aussi l’intention constitutive de cette réflexion ; que l’on peut y lire en filigrane.

Avec pas moins de dix occurrences, Jean-Pierre Dupuy est l’auteur le plus cité de ce texte, devant Eric Drexler (9), l’Etc Group (8), Bill Joy (6),... Pmo (0).

Sciences Cognitives vs Sciences du Complexe

Jean-Pierre Dupuy, tant à Standford qu’à Polytechnique, enseigne les sciences cognitives par une approche historique et critique. C’est son intérêt pour ces sciences qui l’a conduit aux nanotechnologies. Selon son expression, celles-ci apportent dans le cadre de la convergence américaine des Nbic (pour nano, bio, info & cognitive sciences) une sorte de “canevas métaphysique“. Leur credo c’est que tout - soit dans l’ordre d’abord l’esprit, puis la vie, enfin la matière - est turing-computable , c’est-à-dire machine informationnelle, soit réductible à un algorithme. Sur cette base on peut alors chercher à simuler et à reproduire modéliser- ces machines (que seraient donc la vie, l’esprit, ...) puis à les manipuler, modifier, voire à en produire de nouvelles (intelligence, vie, nature artificielles). Dupuy identifie ici un risque épistémologique  : si ça fonctionne, si ça produit des résultats, on pourra être amené à penser que ce credo était fondé en vérité . Que l’intelligence, la vie, la nature sont bel et bien des machines .

En Europe, en France particulièrement, ces sciences n’ont jamais été très en vogue. Dans l’introduction de leur “réflexion“ les deux chercheurs du Cea paraissent vouloir leur substituer la notion plus vaste de Sciences de la Complexité. Les sciences cognitives n’étant qu’un des avatars de celles-ci.

En effet, les sciences de la complexité sont tantôt trans-, pluri- ou interdisciplinaires et renvoient à un corpus plus ou moins littéraire, plus ou moins scientifique (Edgar Morin, René Thom, Henri Atlan,...). On peut dire que les sciences du complexe naissent d’un complexe de la science  ; les impasses dues à l’approche réductionniste et à l’émiettement des sciences qui en est le corollaire. Car pour efficace que soit cette approche, elle est malgré tout inapte à rendre compte des phénomènes dits complexes ; ceux qui mettent en jeu différents niveaux d’ontologie ou d’explication (cas de la convergence nanotechnologique) ; ceux qui mettent en oeuvre cela même que ces technologies recherchent : l’auto-assemblage, l’auto-organisation, l’auto-réplication...

On le voit cette notion de complexité est au coeur des nanotechnologies, à plus d’un titre. Les nanosciences ne pouvant prétendre à la scientificité qu’à la condition qu’une science de la complexité fournisse une modélisation de ces phénomènes. Or, modéliser le fonctionnement d’une cellule simple est aujourd’hui, et certainement pour longtemps, impossible. Idem pour le cerveau. À un moment les chercheurs du Cea ont testé les modèles issus de la théorie des catastrophes de René Thom, qui utilisent des mathématiques extrêmement subtiles (théorie des singularités, attracteurs étranges, stabilité structurelle, ...). On range souvent les théories de Thom sous l’étiquette, inventée par un journaliste scientifique, de théorie du chaos - le fameux “effet papillon”. Au final, les ingénieurs du Cea ont délaissés ces modèles parce qu’ils ne sont pas assez prédictifs. Lire Thom leur aurait épargné cette peine : « prédire n’est pas expliquer ».

Alors pour prédire, par exemple, les propriétés d’un agrégat constitué de quelques dizaine d’atomes, ces ingénieurs utilisent une méthode dite ab initio , dont les calculs se basent sur la théorie quantique. Les puissances de calcul requises étant astronomiques, un supercalculateur (le projet PhyNum) y est consacré à Grenoble, sur le site de l’Observatoire. Mais le calcul ne peut pas porter sur des assemblages de plus d’une centaine d’atomes sans quoi l’on n’obtiendrait jamais de résultat .

Le monde comme laboratoire

Le territoire des phénomènes complexes est très rapidement atteint. De manière arbitraire, mais avec un succès indéniable, la démarche scientifique a consisté à séparer l’objet étudié du monde réel, idéalement et matériellement ; à ne considérer qu’un nombre limité de paramètres ou de dimensions afin de permettre un calcul sur cet objet et son devenir. Mais bien sûr dans la réalité, rien n’est séparé du reste, tout est en interaction permanente. La nature est, par nature, complexe.

Aussi, depuis que les ingénieurs s’intéressent aux phénomènes complexes, qu’ils s’ingénient à manipuler la complexité (cas des biotechnologies) le laboratoire idéal devient le monde lui-même. Il est légitime de s’appuyer sur l’exemple des biotechnologies dans la mesure où les nanotechnologies représentent une radicalisation de l’approche qui prévaut dans cette discipline. Pour les ingénieurs du vivant, l’intérêt des essais dits “en plein champ“ réside dans l’étude des processus complexes et quasi inconnus qui ont cours dans le monde naturel (les relations inter et intra-spécifiques ou la microbiologie des sols) en utilisant comme traceur le gène modifié. Le risque incalculable induit par ces expériences étant, selon leurs promoteurs, contrebalancé par les découvertes scientifiques qui devraient en découler, et par les bénéfices (fantasmagoriques) attendus en termes de nutrition et de santé.

Lorsque M Laurent déclare dans Le Monde du 29 avril 04, qu’il n’y a aucun risque «  que quelque chose, dans nos labos, nous saute à la figure !  », on peut le croire, même si la probabilité d’un bioaccident majeur avec son hécatombe de victimes, ne peut être exclu (par exemple à Grenoble). On peut douter davantage quand il s’agira de reproduire hors du confinement des laboratoires les monstres qui y auront été engendrés. D’autant qu’aucun autre modèle du monde n’existe, pour prédire des conséquences d’une expérience, que le monde lui-même.

La dissémination des nano-particules dans l’environnement, au-delà des risques induits, encore une fois inconnus, provoque l’enthousiasme du scientifique qui ne perçoit ici que la possibilité de mieux connaître les mécanismes de cette dissémination [p.15]. Pourtant les pathologistes savent bien que «  plus petites sont les particules, plus toxiques elles deviennent  ».

Comme le dit justement Dupuy, les ingénieurs des bio, des nano, des cogno, technologies sont des « apprentis sorciers par destination  ». Ceci conduit à discuter de l’évaluation des risques telle qu’effectuée dans Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse et de la typologie des peurs qui y est présentée.

Au pays des aveugles... les borgnes sont scientifiques

De nombreuses questions liées aux nouvelles technologies ne sont pas évoquées par MM Laurent et Petit. De même que la présentation de certains activistes laisse à désirer. Pour présenter, par exemple, l’Etc Group (www.etcgroup.org) il faut rappeler qu’il fut dans les années 80-90 le premier à dénoncer les risques réels des biotechnologies et des Ogm. C’est-à-dire, au-delà des spéculations sur les risques sanitaires et environnementaux, les dommages tangibles et immédiats pour l’économie des pays les plus pauvres et leur "souveraineté alimentaire". La paysannerie mondiale, des agriculteurs indiens aux sans-terres du Brésil, Via-Campesina et la Confédération paysanne, s’emparant de ces analyses, portèrent alors la lutte anticapitaliste et alter-mondialiste.

Avec les nano, la situation se répète et l’Etc Group à nouveau en première ligne, défend, au-delà des problèmes sanitaires, sociaux et environnementaux, la survie économique des plus pauvres face aux nouvelles technologies. Celles-ci visent en effet à produire des matériaux technologiques pour un coût dérisoire qui concurrenceront les matières premières naturelles desquelles dépend l’économie des pays pauvres (cuivre, nickel, coton...).

Cette analyse des nanotechnologies, comme nouvel outil de la domination des multinationales sur la planète et sur des pans entiers de nos existences, n’apparaît nulle part dans le texte de Laurent et Petit. L’Etc Group va encore plus loin, à propos des “merveilles“ que ces technologies devraient nous proposer, telles les rétines artificielles ou les prothèses, qui permettraient aux aveugles de recouvrer la vue, aux sourds d’entendre, aux paraplégiques de marcher. Jean-Louis Pautrat (Demain le nanomonde , fayard) en parle, et le directeur de l’unité nanosciences et nanotechnologies à la Commission européenne, Renzo Tomellini, s’en réjouit. Mais, souligne l’Etc Group, relayant des associations d’handicapés aux États-unis, a-t-on simplement demandé leur avis aux premiers intéressés ? Évidemment non. Et quand on aura ainsi supprimé le handicap, et normalisé tout le monde, ces mêmes technologies ne permettront-elles pas de sur-développer nos facultés : une super-ouïe, super-vue, super-mémoire... ( le meilleur des mondes ).

Les "normaux" actuels seront les handicapés de demain. Ici s’exprime le rêve des transhumanistes qui visent l’amélioration mentale et physique de l’homme par ces technologies, ce en quoi le simple humanisme aurait échoué. Quand on sait que les transhumanistes occupent des positions de pouvoir dans le complexe militaro-industriel aux U.s.a et dans de grands groupes pharmaceutiques en Europe, savoir à qui profiteront les nanotechnologies devient une question cruciale.

Les deux chercheurs du Cea, qui ne sont pas avares de références, citent un article de Rick Weiss, intitulé : for sciences, nanotech poses big unknown (http://www.mindfully.org/Technology/2004/Nanotech-Big-Unknowns1feb04.htm). Cet article, tout à fait recommandable (mais en anglais), fait le point sur la question des risques, la position de l’Etc Group, les enjeux économiques et politiques, le parallèle avec les Ogm, etc. Mais Rick Weiss s’est fait un nom en publiant une enquête sur un autre aspect des biotechnologies : les thérapies géniques. Il en a révélé les échecs relatifs passés sous silence (tels les cas d’ enfants-bulles , génétiquement traités, qui ont déclaré des leucémies) et les dérives eugénistes (traitement du patient et de ses descendants, la thérapie sur la lignée germinale).

Ce précédent doit nous rendre très prudent quant aux espoirs thérapeutiques reposant sur les nanotechnologies. Les scientifiques annoncent déjà la cure des maladies de civilisation (Sida, cancers, ...). Et quand bien même les nouvelles technologies permettraient de résoudre un certain nombre de problème endémiques qui se posent à nos sociétés (maladies, pollutions, énergie, etc.) à quel prix cela sera-t-il fait ? Comme le note une fois de plus Dupuy, il est très probable que les problèmes qui s’en suivront seront bien plus grands encore.

Enfin et pour clore une liste qui pourrait être longue, un autre risque non-repertorié par les deux auteurs est celui de la dissémination technologique . Comme on l’a dit, les nanotechnologies sont des technologies de la connaissance. Ce qui signifie que leur mise en oeuvre ne réclamera pas tant un appareillage sophistiqué et coûteux que des connaissances. Pour exemple, le cas d’Eric Engelhard, ingénieur informaticien ayant une formation en biologie qui travaille près de San Francisco. Il a installé un laboratoire chez lui pour s’amuser à manipuler le génome d’abeilles en vue de fabriquer une espèce sans venin. Cinq cents dollars lui auront suffi pour se procurer le matériel nécessaire à ses expériences, essentiellement des tupperwares, un mixer, un ordinateur. Non seulement ses abeilles mutantes butinent dans la nature, mais on peut aussi butiner ses procédés sur internet ! Cet ingénieur n’est pas un cas isolé dans la Silicon Valley où l’on parle déjà de bio-hackers. (Cf. Le Monde du 18 septembre 02 Les pirates du génome )

Ce risque apparaît en tête des risques prospectifs recensés par une agence des Nations unies après sept années de recherches cumulatives dans le cadre du Projet Millenium, dans un rapport intitulé : 2003 - État du futur , évoquant les Nbic. « Il est possible que dans les 25 prochaines années des individus agissant seuls puissent utiliser les progrès de la science et de la technologie pour créer et utiliser des armes de destruction massive. » Puis le rapport envisage différents scénarii pour les rapports futurs entre société, science et technologie.

La société du risque

Inspirés par différents sociologues, du courant camériste si français (les conseillers du Prince), les chercheurs du Cea parlent d’une société du risque  ; soit que celui-ci étant coextensif du développement technologique, il faut s’en faire une raison. Si nécessaire, et au cas par cas, donner l’occasion à la “société civile” et aux différents “acteurs du développement” (chercheurs, capitaux-risqueurs, industriels) de débattre, dans le cadre des forums hybrides . Ou bien s’appuyer sur des agences nationales sur le modèle de l’agence nationale du médicament pour réaliser l’évaluation d’un nouveau produit. Voire sur des règlements internationaux.

Les forums hybrides ne seront pas décisionnaires, ils n’auront pour finalité que d’offrir un leurre de démocratie aux “idiots utiles” (associations, ong,...) de la société civile qui se prêteront au jeu. Quant aux agences étatiques et opaques, leur personnel partage l’idéologie et les intérêts des nanotechnologues. Enfin aucune de ces structures ne peut suivre le rythme effréné des innovations et des expérimentations. Autre argument des pro-nano : ce qui ne serait pas produit ici le serait de toutes manières ailleurs, là où aucun contrôle n’a cours.

La société du risque est une société de la peur. Une peur distillée par ceux qui affirment pouvoir apporter la rédemption. Selon eux, la technologie peut détruire la santé, la sécurité, l’environnement mais peut aussi les sauver. Nouvel âge d’or ou apocalypse . Cette société émergente a pour clercs les sientifiques et les ingénieurs. Ce sont eux qui disent le vrai, font le bien, indiquent le juste. Un clergé et une religion ; la foi dans la science et la technologie.

Cette société du risque, de la peur distillée, ils l’appellent la “société de la connaissance”. Qui ne voit qu’elle est société de l’ignorance ? Que cette science puérilement livrée à la production de gadgets technologiques et à des diktats mercantiles est une science dévoyante et dévoyée. Qu’elle nous éloigne davantage de l’idéal d’une société d’hommes libres, dans un monde viable.

" La terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. (...) Depuis quelques temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie "artificielle" elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. (...) Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique ."

(Condition de l’homme moderne, 1958, Hannah Arendt).