A l’occasion du colloque sur la décroissance soutenable organisée à Lyon les 26/27 septembre 2003,www.piecesetmaindoeuvre.com publie une brève introduction à la bioéconomie
Si vous ne l’avez fait, il est trop tard pour s’inscrire au "colloque sur la décroissance soutenable", prévu à Lyon, les 26 et 27 septembre prochains, et qui déborde déjà des salons de l’hôtel de ville (300 places combles, 50 personnes sur la liste d’attente). L’Institut d’Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable (I.E.E.S.D.S) ouvrira peut-être d’ici là d’autre(s) salle(s) pour accueillir cette affluence inattendue. En tout état de cause, on trouvera ci-dessous quelques références et le programme du colloque.
Le site www.decroissance.org compile un certain nombre d’articles parus dans les revues Silence (n°280, février 2002. n°287, septembre 2002), et Casseurs de Pub (novembre 2002). L’Ecologiste (N°2, automne 2002) fait l’historique de la critique de la croissance. Enfin le mensuel Technikart (décembre 2002) a publié un dossier sur le sujet. Mais le plus simple et le plus nécessaire reste bien sûr d’aller directement à la source, soit le livre La Décroissance (Entropie - Ecologie - Economie) paru aux éditions du Sang de la Terre (62, rue Blanche, 75009 Paris).
Son auteur Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) est un économiste roumain, formé d’abord aux mathématiques et docteur en statistiques en 1930 à la Sorbonne. Il se familiarise ensuite avec le calcul des probabilités qui, depuis Ludwig Boltzmann, occupe une place centrale dans l’interprétation du concept d’entropie. Sa rencontre avec J. Schumpeter à Harvard au milieu des années 30 l’oriente définitivement vers la science économique. Il émigre aux Etats-Unis en 1948 où il mène une carrière classique de professeur d’économie à l’université Vanderbilt de Nashville (Tennessee), jalonnée de publications et de séjours académiques à l’étranger. A l’université de Strasbourg, par exemple, où il enseigne pendant un an (1977) l’économie théorique. En fait le seul trait saillant du professeur Georgescu-Roegen (mais de quelle envergure), c’est son opposition à l’économie scholastique de ses collègues.
Ceux-ci réduisent l’économie à un pur jeu de variables en vase clos. Un jeu à somme nulle, réglé par l’offre et la demande, où rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Une cuisine où lorsque manquent la farine, l’eau, le beurre, le sucre (la matière première), il suffit de changer la recette ou de faire cuire la pâte dans un four meilleur (innovation technologique), d’y mettre deux mitrons ou deux fois plus de temps (surcroît de travail), pour obtenir un gâteau égal, voire plus gros (gain de productivité). Quant aux déchets, ni l’économie, ni la cuisine ne s’en soucient. Ils ne sont pas plus censés avoir d’effet en retour sur l’une que sur l’autre. Non seulement c’est ainsi que les économistes prétendent nourrir un nombre croissant de bouches, mais les nourrir toujours plus, toujours mieux, tout en réservant 8 parts sur 10 du gâteau, à 2 bouches sur 10. C’est ce qu’on appelle la croissance et le développement, et point n’est besoin d’être cuisinière pour que saute aux yeux l’absurdité de pareille théorie. Il n’existe tout simplement aucun moyen de faire toujours plus avec toujours moins. Il reste au rythme de consommation actuel 41 années de réserves prouvées de pétrole (Statistical Review of World Energy), 70 années de gaz (GDF), 55 années d’uranium (Commission des communautés européennes) ( Silence . Février 2002) ; et ce n’est pas la pile à combustible mijotée à Grenoble entre le Commissariat à l’Energie Atomique et Air Liquide, qui sauvera l’économie folle. Une étude du California Institute of Technology et du Jet Propulsion Laboratory nous avertit en effet que son développement pourrait précipiter l’altération de la couche d’ozone par l’introduction de grandes quantités d’hydrogène dans l’atmosphère. En outre, l’hydrogène naturel ne pouvant suffire aux besoins, il faudra le produire par électrolyse de l’eau, "une opération elle-même consommatrice d’électricité". ( Science , 13 juin 2003. Le Monde 15/ 16 juin 2003)
C’est à dire polluante et destructrice de matière première.
Selon Nicholas Georgescu-Roegen, le délire des économistes remonte aux origines même de leur discipline, fondée sur le modèle alors hégémonique de la mécanique céleste. "Quel rêve splendide que de pouvoir prédire, par une opération ne demandant que crayon et papier, la position d’une valeur dans le firmament de la bourse de demain ou, mieux encore, dans une année !... La science économique elle même est ainsi réduite à une cinématique intemporelle... Un "cycle" d’affaires en suit un autre. Le fondement de la théorie de l’équilibre est le suivant : si certains événements modifient la structure de l’offre et de la demande, le monde économique revient toujours aux conditions initiales dès que ces événements disparaissent. Une inflation, une sécheresse catastrophique ou un krach boursier ne laissent absolument aucune trace dans l’économie. La réversibilité complète est la règle générale, exactement comme en mécanique. " ( La Décroissance , p.75)
Non-sens, bien sûr. Contrairement à la mécanique céleste dont le mouvement ne s’alimente que de son énergie propre, la machine économique tire la sienne du monde physique dont elle dépend, et auquel s’appliquent donc les lois de la physique. Or mis à part le flux d’énergie solaire (encore disponible pour 6 milliards d’années), la terre est un système clos, aux stocks finis de matière et d’énergie (minerais, pétrole, etc.). Et l’on sait que la perte d’énergie d’un système clos croît sans cesse en raison de la consommation de cette énergie. Il se refroidit irréversiblement. Cette loi constitue le second principe de la thermodynamique, énoncé il y a cent cinquante ans par l’ingénieur militaire Sadi Carnot (1796-1832). Loi appelée, depuis le concept introduit par Clausius en 1865, principe d’entropie, (c’est à dire de " dégradation de l’énergie"). Certes, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, mais une fois que l’on a transformé du pétrole en fumée et de l’uranium en déchet radioactif, cette énergie et cette matière deviennent non seulement inutilisables, mais nuisibles à l’espèce humaine. C’est cette nuisance que rentabilise la machine économique en vendant à la bourse des permis de polluer et que l’état utilise pour se perpétuer en tant qu’agence de contrôle des risques résiduels. Bien sûr, toute vie est un processus de destruction, et nous mangeons forcément la terre, mais il y a des degrés dans la voracité. La décroissance, la bioéconomie, ne visent qu’au moindre mal, qu’à minimiser l’entropie que la croissance et le développement stimulent à la furie. Et les propositions de Georgescu-Roegen, telles que les résument ses disciples, relèvent du bon sens élémentaire.
"1) Cesser la production d’instruments de guerre. (Enorme gaspillage de matière et d’énergie)
2) Diminuer graduellement la population mondiale jusqu’au niveau où elle peut être nourrie par une agriculture organique.
3) Eviter tous les gaspillages d’énergie actuellement maîtrisée.
4) Débarrasser l’homme de sa tendance morbide à produire et à consommer des gadgets, des marchandises sophistiquées du genre grosses automobiles.
5) Débarrasser l’homme de cette maladie de l’esprit qu’est la mode et qui fait qu’on préfère la dernière invention, la nouveauté du jour.
6) Produire des biens durables.
7) Enfin renoncer au cercle vicieux de l’homme qui prend le matin un appareil à raser plus vite pour arriver plus rapidement à l’atelier où il fabrique un nouvel appareil à raser plus vite." (Jacques Grinevald. L’Ecologiste N°2. Automne 2002)
Cependant ce bons sens vire à l’étatisme mâtiné de marché quand les disciples de Georgescu-Roegen livrent leur programme politique.
"A l’échelle de l’Etat, nous disent-ils , une économie saine opérée démocratiquement ne peut être que le fruit d’une recherche d’équilibre constante entre les choix collectifs et individuels... Succintement, nous pouvons imaginer un modèle économique s’articulant sur trois niveaux :
- Le premier serait une économie de marché contrôlée évitant tout phénomène de concentration (...)
- Le deuxième niveau, la production d’équipements nécessitant un investissement, aurait des capitaux mixtes privés et publics, contrôlés par le politique.
- Enfin le troisième niveau. Ce serait les services publics de base, non-privatisables (accès à l’eau, à l’énergie disponible, à l’éducation et à la culture, aux transports en commun, à la santé, à la sécurité des personnes)". ( Silence n°280. Février 2002)
Voici qui ressemble furieusement à un "projet de société" concocté par un comité de pasteurs de l’ex-RDA. On entend bien qu’il s’agit de rassurer les "addicts" du bonheur dans la servitude. La liberté, c’est l’esclavage. N’ayez crainte, vous ne serez pas livrés à vous-mêmes. On continuera de vous encadrer, soigner, employer, occuper, etc. "Les crises appellent des pouvoirs forts avec toutes les dérives qu’ils
engendrent... c’est pourquoi, cette décroissance devra être "soutenable"... Les pays riches devront tenter de diminuer leur production et leur consommation sans faire imploser leur système social. Bien au contraire, ils devront le renforcer d’autant dans
cette transition difficile pour tendre à plus d’équité." (Idem. Voir aussi le Manifeste du Réseau pour l’Après-Développement)
Le "socialisme réel" nous a habitués pendant 70 ans à ces transitions vers un âge d’or dont la ligne d’horizon reculait plus que jamais à mesure qu’on avançait. Cet adjectif "soutenable" qui, comme tous les adjectifs, précise ou modifie le nom auquel il se rapporte, c’est le ver dans le fruit, la restriction dans les termes, la porte ouverte aux interprétations les plus dilatoires comme les plus jésuitiques - mais les bons pères n’ont-ils pas donné au Paraguay le modèle de ces communautés indigènes, régies de leur paternelle main de fer ? Dans la faille qu’il ouvre se glisseront les bergers de la transhumance, intéressés à toujours conduire le troupeau, pour son bien naturellement, pour exister et se donner de l’importance (prêtres, chefs de blocs, secrétaires de cellules, élus locaux, présidents d’assoc’, etc), et dont l’obsession est de nous transformer en insectes sociaux. Il émane déjà du courant de la décroissance - soutenable - des relents d’onction religieuse où se mêlent mièvrerie franciscaine, déisme diffus, culte de la Terre Mère (via "l’hypothèse Gaïa"), fraternalisme envahissant, qui devraient, si elles sont conséquentes avec elles-mêmes, ravir les ouailles de l’église et du "new age".
Enfin, si la formule fait florès, ce qui est fort possible, on verra plus tôt qu’on ne le croit l’ONU, l’UNESCO, la BID, la FAO, les gouvernements, les partis, les économistes, les chambres de commerce et d’industrie, nous expliquer ce que veut dire soutenable dans la décroissance.
On verra à Grenoble la Frapna, le CEA, les Verts, l’UJF, l’ADES, STMicro, la LCR, Hewlett Packard, le PS, l’INPG, l’UMP, etc, se convertir à la décroissance par la grâce de l’adjectif "soutenable" dont chacun se réservera la traduction. Et pourquoi pas ? Puisque tous depuis quinze ans communiaient dans le Développement Durable ?
On appelle oxymore (ou antinomie) l’alliance de deux mots contradictoires visant à exprimer une impossiblité (ex : une obscure clarté) voire à nous y faire croire (ex : immaculée conception). C’est de ce registre que relèvent la "guerre propre", "l’économie solidaire", "l’intelligence artificielle" et bien sûr le "développement durable".
Gro Bruntland, ancienne premier ministre de Norvège, a forgé cette alliance de mots en 1987, dans un rapport à l’Organisation des Nations Unies, où le développement durable était défini comme : "le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs" . Soit le beurre et l’argent du beurre. L’alliance du chou et de la chèvre. On comprend le succès fulgurant de cette pure formule de communication. "En 1989, déjà, John Pessey de la Banque Mondiale, recensait 37 acceptions différentes du concept de "sustenable development" " ( Silence n°280, février 2002). En juillet 2002, même Libération ironisait sur l’attrape-nigaud, énumérant les impayables "partenaires "du développement durable : EDF, Suez, Paribas, Lafarge, le WWF ou encore Utopies, "agence de conseil en développement durable" (01/07/02). A Grenoble, hors le Front National et Lutte Ouvrière qui n’ont pas compris sa parfaite innocuité, tout le monde s’adonne au développement durable. Non que "le concept ait été dévoyé", comme on commence à le dire à la Frapna, c’est le dévoiement lui-même qui était le "concept". L’inepte alliance de mots préfaçant de sordides alliances politiques. L’opposition est ingrate et négative. C’est le développement durable qui permettait au pouvoir d’offrir des postes à d’ex-critiques, prêts à rentrer dans leur investissement militant. C’est dans le cadre du développement durable qu’Alain Carignon, ministre de l’Environnement, drague la Frapna en 1988 et embauche son directeur Jean-François Noblet comme chargé de mission au Conseil Général de l’Isère (Le système Carignon , R. Avrillier, Ph. Descamps, p.126). Que cette même Frapna tisse des "partenariats avec les entreprises", décerne des "mérites environnementaux" aux entreprises de la région grenobloise -Teisseire, Benton Dickinson, 40-30, Chloralp, EDF- (Le DL 15/11/02). Bien obligée, puisque pour faire tourner sa "petite entreprise de 16 ou 17 salariés" (Le DL 01/09/02), elle a besoin de subsides, publics ou privés. Au point (comme le Centre Inter Peuples, d’ailleurs) d’aller pleurnicher en préfecture lorsqu’on ne monnaie pas assez vite son "utilité publique". Que font ensemble le maire nucléocrate du PS (Michel Destot) et son allié anti-nucléaire de l’ADES (Raymond Avrillier), sinon du développement durable ? Avec succès d’ailleurs, si l’on en croit le projet d’agglomération de la Métro, qui de Crolles à Voiron, et de Voiron à Pont-de-Claix, planifie la saturation de la cuvette autour des nécrotechnologies. C’est au nom du développement durable que STMicroelectronics, qui pompe l’eau du Grésivaudan pour la fabrication des puces, reçoit le "Guidon d’or" de la CCI, en récompense de son Plan de Déplacement d’Entreprise, ou que la municipalité grenobloise détruit la Bastille pour en faire "l’un des premiers sites touristiques de France, voire d’Europe". Et c’est au nom du développement durable que la coûteuse communication de la Métro nous fait savoir - sur papier recyclé - tout le bien que nous devons penser de ces dévastations. En somme, si la décroissance (soutenable) n’avait qu’un mérite du point de vue du système, ce serait d’émerger à point nommé pour remplacer une formule, plus que ruinée dans l’esprit du public.
Grenoble, le 14 septembre 2003