Décidément la démocratie prétendue "technique" et les dispositifs d’acceptabilité souffrent d’avarie. Après la CNDP-Nanos, c’est la CNDP-Cigéo, pour l’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, qui s’effondre sous l’action des opposants à la manipulation (voir "Notes à l’intention des opposants à l’enfouissement des déchets nucléaires"). A la suite de ce nouvel échec, quatre anciens ministres lancent dans Libération un pathétique cri d’alarme (voir "La France a besoin de scientifiques techniciens" et notre réponse).
Aujourd’hui, Michel Alberganti, journaliste à France Culture, publie un entretien sur Slate.fr (http://www.slate.fr/france/83845/les-activistes-anti-techno-de-pmo-nous-expliquent-leur-strategie), où nous avons pu exprimer toutes les raisons de s’opposer à ces pseudo-débats et à la "démocratie technique". Voici cet échange.
Slate : Pour quelles raisons avez-vous refusé mon invitation à participer à l’émission "Science publique" sur France Culture en réaction à la tribune de quatre ministres publiée dans Libération en octobre 2013 ?
PMO : Nous avons refusé votre proposition de « débattre » avec un représentant de ces ministres ou un organisateur de pseudo-débats publics (comme la Commission nationale du débat public). Nous refusons les débats après fait accompli avec les scientifiques, les décideurs et les instances chargées des pseudo-concertations avec « le public ». Nous combattons les sociologues spécialisés dans « l’étude des controverses » et l’acceptabilité sociale, c’est-à-dire dans la prévention et l’apprivoisement des contestations.
Nous avons appris de leurs propres études que « faire participer, c’est faire accepter » (voir Magali Bicaïs, « Imaginaire de la fonctionnalité : de l’acceptabilité sociale à l’émergence d’un projet technicien », thèse de sociologie, 2007). D’où il suit que participer, c’est accepter. Et donc, peu importe le lieu du débat, à la radio ou dans un forum soigneusement manigancé, nous ne participons pas.
Nous ne servons ni de caution ni d’alibi démocratique a posteriori ; nous n’ajoutons pas notre grain de sel dans la soupe des débats spectacles (talk shows). D’ailleurs, un simple décompte des « unités de bruit médiatique » générées par les promoteurs des techno-sciences toutes catégories confondues suffirait à rendre dérisoire et ridicule notre éventuelle participation à ces simulacres.
Les « débats », même radiophoniques et à temps de parole égal, simulent l’exercice d’une « démocratie » entre experts et contre-experts. Cette « démocratie technique » théorisée par les sociologues de l’innovation (voir Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, par Callon, Barthes, Lascoumes) substitue des leurres (« forums hybrides », « conférences de citoyens », etc) à la confrontation politique sur le fond. Ces leurres occultent la dissymétrie entre ceux qui ont le pouvoir d’agir et ceux qui sont réduits à la simple expression, entre le loup et la chèvre. Ils ne dupent d’ailleurs plus grand-monde. Chacun voit que la décision, dans la vie réelle, tient au rapport de forces entre le pouvoir et les sans-pouvoir.
Il n’y a pas plus de « démocratie technique » que de « science citoyenne » ou de roue carrée : la démocratie est la participation de tous aux choix politiques, quand la technique est l’affaire des spécialistes.
« Dans le monde ancien, les experts existent, mais leur domaine est celui de la "technê", domaine où l’on peut se prévaloir d’un savoir spécialisé et où l’on peut distinguer les meilleurs des moins bons : architectes, constructeurs navals, etc. Mais il n’y a pas d’experts dans le domaine de la politique. La politique est le domaine de la "doxa", de l’opinion, il n’y a pas d’"épistémê" politique ni de "technê" politique. C’est pourquoi les "doxai", les opinions de tous, sont, en première approximation, équivalentes : après discussion, il faut voter. »
(C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance)
Nous récusons l’expertise, comme la contre-expertise. Nous nous exprimons en individus politiques, en sociétaires de la société et même en animaux politiques (Aristote). C’est-à-dire que nous sommes compétents, comme tout citoyen, pour les affaires de la Cité. Rien n’est plus politique que le nucléaire, les OGM, les nanotechnologies ou le numérique. Que l’on songe à ces invasions et ces accélérations technologiques qui bouleversent tous les aspects de nos vies. Leur toute-puissance transforme le monde dans un sens et non dans un autre : ces choix politiques devraient être débattus par la société entière, non pas entre experts et contre-experts qui ne discutent jamais que des modalités techniques de leur mise en œuvre. Y-a-t’il jamais eu référendum sur l’opportunité de faire la bombe atomique ou sur le plan Messmer de nucléarisation de la France ? Nous demande-t-on notre accord pour produire des bactéries synthétiques ou infester notre environnement d’objets « connectés » ?
Selon nous, la discussion sur la pertinence de telle ou telle « innovation » technologique appartient aux sociétaires de la société. Non seulement ce n’est pas aux experts de décider, mais ils devraient être exclus des débats, étant juges et parties. Personnellement intéressés à la poursuite de leurs activités, ils sont en situation de conflit d’intérêt dès lors qu’il est question de leur carrière, de leur statut social, de leurs revenus. Autant consulter les marchands d’armes sur l’opportunité de déclarer la guerre. Ils sont donc les derniers à pouvoir se prononcer sur l’utilité sociale de leurs travaux.
Ensuite seulement, si les citoyens associés ont décidé de construire des sous-marins ou des centrales nucléaires, il revient aux experts de dire comment y parvenir. Par exemple, la société décide de se nourrir avec une alimentation biologique, et ensuite, consulte si nécessaire les agronomes ou les microbiologistes du sol (mais les paysans devraient suffire).
En règle générale, il va de soi que les scientifiques et les technocrates ont tout intérêt à l’organisation scientifique de la société, qui leur donne, du même coup, tout pouvoir sur cette société.
« L’existence même de la démocratie est menacée si elle n’est plus capable d’entendre des expertises », écrivent les quatre ministres dans leur tribune. Comme si l’expertise ne gouvernait pas. Qui décide l’Etat à investir dans les nanotechnologies, les puces RFID, la biologie synthétique, sinon les experts, consultés en permanence par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques ?
L’expertise dépouille la population de sa compétence politique, en dépolitisant les prises de décision. Du point de vue de la rationalité technique, il n’y a jamais qu’une seule meilleure solution : pourquoi discuter ? Par leur abstention aux élections et leur mépris des
technocrates, les « citoyens » prennent acte de leur éviction. Cette dissidence passive est insupportable à la technocratie. Celle-ci ne veut pas seulement être obéie, mais approuvée et soutenue. D’où cette prolifération de simulacres et de lieux de pseudo-débats.
S’il y a débat sur les OGM, le nucléaire ou les nanotechnologies, c’est que des individus ou des groupes ont exprimé sans permission leur opposition politique à ces projets politiques. Sans ces oppositions (discours écrits ou verbaux, sabotages, manifestations), jamais les experts et techniciens, ni les élus qui suivent leurs consignes, n’auraient pris la peine de ces pseudo-délibérations et campagnes de communication, après coup, pour avaliser des décisions déjà prises.
Nous-mêmes participons à de nombreuses réunions publiques, comme invités ou organisateurs. Nous débattons entre sociétaires de la société, des raisons et des moyens de s’opposer à la tyrannie technologique. Mais nous combattons les technocrates qui, selon nous, doivent être combattus.
En refusant de participer aux débats organisés à la radio ou à la télévision ou bien aux débats publics nationaux, type CPDP, ne privez-vous pas vos positions d’une large audience ? Ne les confinez-vous pas dans le cercle des personnes déjà acquises à vos thèses ?
En ce domaine comme dans la plupart, la qualité s’obtient au détriment de la quantité. Plus on s’étale, moins on en dit. Plus on fait de bruit, moins on fait de sens. Nous ne cherchons pas l’audience au prix du brouillage de notre discours. Nous tâchons de dire et d’écrire au plus juste, et si nous y réussissons, il n’y a pas besoin des mass médias pour que nos idées atteignent ceux qui les cherchaient. Au contraire, ceux-là seraient rebutés par le brouhaha et en conclueraient que nous n’avons rien à dire puisque les médias nous donnent la parole. Cependant nous faisons des entretiens écrits, pourvu que nous puissions nous exprimer exactement, parce que l’écriture et la lecture sont pour nous les conditions de la réflexion. Et puis les écrits restent.
Si des journalistes se convainquent de la justesse de nos discours, qu’ils sortent franchement de leur pseudo-objectivité et parlent pour eux-mêmes, ou du moins qu’ils disent en quoi ils nous donnent raison.
Les médias qui ne se gênent pas pour piller dans nos enquêtes des sujets de documentaires, d’articles ou d’émissions, voire des informations et des idées, passent en général sous silence les douze livres que nous avons publiés dans notre collection Négatif aux éditions l’Echappée. Du point de vue spectaculaire, il est plus intéressant de nous restreindre à l’image « d’activistes » perpétuellement grimpés dans des grues en train de vociférer et de provoquer des esclandres. Il nous arrive de le faire, mais cela représente la moindre part de notre activité.
A propos de la CNDP, qui se souvient des positions des Verts sur les nanotechnologies, exposées publiquement et dans les règles ? Il nous semble que si l’épisode de la CNDP-Nanos (2009-10) a marqué les esprits, c’est bien parce que nous avons refusé d’y participer et expliqué pourquoi. Pour le coup, nous avons eu « une large audience ».
Loin de nous confiner aux « cercles acquis », nous avons au contraire pris à cœur de porter la contradiction dans des lieux et devant des audiences hostiles à nos idées. Depuis 2001, nous n’avons cessé d’intervenir (oralement et par voie de tracts parfois longs) dans les innombrables conférences de « vulgarisation » scientifique et technologique qui infestent la cuvette grenobloise. Nous avons brisé le consensus sur la liaison recherche-industrie qui régnait ici depuis plus d’un siècle (« la Houille blanche »).
Nous avons d’ailleurs parlé bien au-delà, à la fois au « grand public » grenoblois et dans maintes réunions – qui n’étaient pas confidentielles - partout en France.
Enfin, les cercles de personnes acquises à nos thèses ne sont pas étanches. Les idées qui s’y discutent percolent ensuite en cercles toujours plus excentriques dans le reste de la population. Où elles rencontrent l’expérience souvent informulée de la plupart des gens. En l’occurrence, notre rôle se borne à donner et à nommer les raisons de leur désarroi et de leur révolte.
Votre rejet de toute évolution scientifique et technique reflète-t-il une négation de toute possibilité de progrès de la société ? Plaidez-vous, de ce fait, pour le fameux « retour à la bougie » ?
Etymologiquement, le mot « progrès » n’a de sens ni positif ni négatif. Il désigne tout « mouvement vers l’avant ». On parle du « progrès de la maladie » aussi bien que du « progrès de la médecine ».
A l’ère des technologies, le progrès de la classe qui en bénéficie – la bourgeoisie industrielle – se confond avec le progrès technologique, donc avec le Progrès. Dès lors, « progrès » est synonyme de « progrès technologique », lequel est supposé répondre aux attentes de la société. Contester « le progrès » revient à refuser le confort matériel, l’augmentation de l’espérance de vie, les facilités de transport, de communication, de loisirs, la vitesse – bref, à préférer le retour à la bougie et à la mythique caverne préhistorique – ou, variante écolophobe, la grotte d’Ardèche.
En toute logique, notre société hypertechnologique devrait être un paradis. Or, en dépit des téléphones portables, tablettes numériques, cartes « sans contact », services numériques, objets et réseaux « intelligents » - en attendant les smart cities, une part croissante de la population exprime son malaise, son scepticisme, voire son dégoût. Les quatre ex-ministres qui déplorent l’ « évolution inquiétante des relations entre la société française et les sciences et techniques » ne s’interrogent pas sur les causes d’un tel rejet.
Le progrès technologique n’est synonyme ni de progrès humain, ni de « progrès pour la société ». Et chacun peut le vérifier dans son travail, sa vie sociale et familiale, son quotidien. Le médiateur de la République a publié plusieurs rapports alarmants sur une société au bord du burn out, dénonçant le syndrome « tapez étoile ». Il est bien normal, quand les machines éliminent les humains dans tous les domaines de la vie, que les animaux sociaux que nous sommes en éprouvent quelque mélancolie. Voyez les suicides dans les entreprises soumises à la rationalité technicienne, la violence, la consommation de psychotropes et d’antidépresseurs. La course à l’innovation brise les liens sociaux, épuise et atomise les individus. Il faut parler de régression sociale et humaine. Sans mention de la situation écologique, à propos de laquelle le mot « progrès » est malvenu.
« Retour à la bougie » : le poncif trahit une vision à la fois technicienne et religieuse de l’Histoire, considérée comme un axe à deux directions - avant/arrière. Vision qui néglige l’Histoire elle-même et les rapports de force dont elle résulte. Qui nie les bifurcations possibles. Après tout, on aurait pu choisir le plus léger que l’air (dirigeables), au lieu du plus lourd. La sobriété énergétique plutôt que la croissance nucléaire. A chaque point nodal, ceux qui avaient le pouvoir ont décidé pour tous de la direction à prendre. Cela ne s’est pas fait sans affrontements. A peu près tous perdus par les ennemis du progrès. Les Parisiens se sont opposés en vain à l’implantation des gazomètres au début du XIXe siècle. L’avènement du nanomonde n’est pas une fatalité, le prochain pas en avant sur l’axe. Il dépend de l’issue du rapport de forces entre ses partisans et ses opposants. Les premiers étant le pouvoir et la technocratie, chacun présume du côté où penchera la balance.
Les fins esprits qui nous invitent à nous retirer dans un grotte n’ignorent pas que tout « retour en arrière » est impossible. La politique de la terre brûlée menée depuis les débuts de l’industrialisation laisse un milieu détruit (la quasi-totalité des cours d’eau français pollués, par exemple). Il n’y a plus d’ailleurs. Les exploitants agricoles d’aujourd’hui vivent sous le contrôle des satellites (surveillance des parcelles), doivent poser des puces électroniques à leurs animaux et gérer leur exploitation par informatique, comme n’importe quel agent de production de n’importe quelle usine. Nous vivons dans la technosphère et sous la tyrannie de la fuite en avant technologique.
La politique de la terre brûlée, c’est aussi devoir recueillir l’héritage des ordures nucléaires pour l’éternité. Quels que soient nos choix politiques, nous devrons entretenir un corps d’ingénieurs atomistes, et la force armée pour surveiller ces décharges maléfiques. Voilà bien des gens qui, sans nous demander notre avis, ont « pris en otages » jusqu’aux ultimes « générations futures ».
Nous ne proposons aucun projet de société idéale, à laquelle nous ne croyons nullement. Tout au plus pourrions-nous limiter les dégâts par soustraction. Supprimer par couches successives les nuisances qui défont ce monde : l’industrie publicitaire, les mass médias, l’armement, la grande distribution, le numérique, ad libitum.
Bien entendu, ce peu paraît déjà irréaliste. En particulier se pose la question du mode de décision : qui décide et comment ? Mais cette question ne se pose pas quand il s’agit de lancer le plan Messmer de nucléarisation de la France (1974) ou la biologie de synthèse aujourd’hui.
La société qui émergerait, peu à peu dégagée de ces couches mortifères, serait sans doute imparfaite, mais elle nous laisserait du temps, de l’air, de l’espace, une chance de vivre notre vie. On voit que nous sommes passionnément modérés.
25 février 2014
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