Dans son numéro d’avril 2011, le mensuel Wired, le journal le plus tendance et technolâtre de la planète apporte ses grandes eaux au moulinet de Pièces et main d’œuvre.
Vous vous rappelez l’affaire de l’anthrax en octobre 2001 ? Juste après l’effondrement des tours du Wall Trade Center ? Ces envois de lettres empoisonnées faisant cinq morts aux Etats- Unis, déclenchèrent une panique mondiale et une intrigante déferlante de canulars. Rien qu’en France, trois mille fausses lettres empoisonnées furent expédiées, et analysées par les laboratoires militaires, en un an. C’est l’affaire de l’anthrax, la hantise de l’ennemi infiltré, invisible et reptile, qui, davantage que l’attentat suicide par des pirates de l’air, a justifié les sept ans de furie sécuritaire subséquente – lois, mobilisations, investissements, propagande, dispositifs d’alerte, de contrôle et de surveillance ; tous faits accomplis sur lesquels on ne reviendra pas, quels que soient la couleur ou le sexe du président américain. L’effet cliquet, mécanique, de ces raz de marée liberticides étant de supprimer les conditions mêmes d’un possible retour en arrière : Orwell le montre à propos de l’état des libertés dans le Royaume-Uni, l’Europe et les Etats-Unis, avant et après les deux guerres mondiales.
On a décortiqué toute cette intox dans Le CRSSA, Fort Detrick et les Etats contre le bioterrorisme, un chapitre lisible en ligne (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=191 ), et dans un livre paru en 2009 :A la recherche du nouvel ennemi. 2001-2025 : rudiments d’histoire contemporaine (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?rubrique8 )
On savait, les biologistes savaient, le FBI savait, le gouvernement américain et les autres savaient, dès novembre 2001, que l’anthrax militarisé, employé pour ces envois de lettres, venait d’un laboratoire militaire américain, en l’occurrence Fort Detrick. Le général Colin Powell savait, en février 2003, lorsqu’il brandissait la menace de l’anthrax devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies, parmi les justifications à l’invasion de l’Irak. David Kelly, l’expert biologiste du gouvernement britannique, savait, quand trahi par les services de Blair le menteur - Blair/Bliar -, son nom lâché à la presse, il se suicida ou fut suicidé, le 17 juillet 2003. Peu à peu, au fil de sept années d’enquête – dix mille interrogatoires, des millions de dollars dépensés -, alors que le lobby scientifico-militaire, notamment biologistes et chimistes, extorquait des centaines de millions d’euros aux Etats pour leur « protection », tout le monde a su, autant que le FBI. On a su le nom de Steven Hatfill, un biologiste de Fort Detrick ayant travaillé pour l’armée rhodésienne juste alors qu’une épidémie d’anthrax frappait les zones de guérilla des indépendantistes du Zimbabwe. On a su qu’il était suspect d’avoir commis les attentats d’octobre 2001, comme les pompiers pyromanes allument des feux. Pour se faire valoir, eux, leurs emplois, leurs salaires, leurs budgets. On a su le nom de son mentor, de son meilleur ami et supérieur hiérarchique, Bill Patrick, un autre savant tueur de Fort Detrick, principal promoteur des armes biologiques aux Etats-Unis. Et puis curieusement, d’un coup, l’enquête s’est détournée et concentrée sur Bruce Ivins, encore un biologiste de Fort Detrick, jusqu’à le réduire au suicide, lui aussi, à moins qu’il n’ait été suicidé – lui aussi ? - en été, lui aussi, le 2 août 2008, quand les média et le public baillent de torpeur au soleil des bronzoirs de masse.
L’article de Wired ne revient pas sur le suicide ( ?) de Bruce Ivins mais sur sa personnalité et l’enquête du FBI. Qu’est-ce qui en a fait un suspect et pourquoi est-il mort ? Facile : Ivins avait toutes les caractéristiques du bouc émissaire. Il n’était pas comme les autres. Il faisait partie de la « communauté » - comme on dit - des biologistes militaires, mais à la marge. Vulnérable, fantaisiste, « hippie », ringard, inadapté social, amoureux pataud, blagueur lourdaud et on en passe. Il faisait suffisamment partie de la communauté pour être suspect de ses crimes, pour en porter le poids, il en était assez marginal, le clown, le bouffon, pour être sacrifiable aux intérêts supérieurs et collectifs du groupe. Bien sûr, cela ne suffit pas à l’innocenter mais Noah Shachtman, l’auteur de l’article aligne dans sa conclusion quelques faits énormes. Les scientifiques disputent encore pour savoir si la lignée d’anthrax utilisée lors des attentats provenait bien des souches accessibles à Ivins. Matériellement, on ne sait pas où, quand ni comment, il aurait pu cultiver les quantités nécessaires à la commission des attentats, à l’insu de ses collègues. On n’a retrouvé aucune trace d’anthrax dans sa voiture ni chez lui, à peine une pincée dans son laboratoire. A la différence de Hatfill et Patrick, il n’avait aucun mobile, ce n’était pas un fanatique de la guerre biologique, plutôt un lunatique égaré. Bref, sa culpabilité déclarée par le FBI et confirmée par la justice américaine pour clore l’affaire n’a jamais été démontrée.
Chute de l’article :
« Il y a une ironie dans le fait que le coupable était probablement un top expert en anthrax du gouvernement : depuis 2001, les E-U ont construit des douzaines de labos, dépensé à peine moins de 62 milliards de dollars, et levé une armée de chercheurs pour prévenir une seconde attaque bioterroriste. En fait, Washington a consacré la dernière décennie à former et équiper des centaines de gens comme Ivins.
C’est un scénario déconcertant. Mais il y a autre chose bien plus effrayant à contempler. Il y a encore la possibilité que le gouvernement ait eu aussi faux à propos d’Ivins qu’à propos de Hatfill. Si c’est le cas, l’expéditeur d’anthrax est encore dans la nature. Et cela veut dire que quelqu’un a lancé la plus meurtrière attaque biologique dans l’histoire des Etats-Unis – et s’en est tiré. » (traduction PMO)
L’auteur de cet article - à télécharger ci-dessous dans le texte original en anglais - est Noah Shachtman, assisté de Adam Rawnsley.