Après "L’invention de la théorie du complot" et "L’invention du sécuritaire", voici notre avant-dernière livraison consacrée à la gestion policière des populations à l’ère technologique : "L’invention du contrôle, ou les complots du pouvoir". Elle est publiée dans Terreur et possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique (L’Echappée, 2008, voir ici . )
Le contre-rôle (XIVe siècle), c’est le registre tenu en double de ceux que l’on a enrôlés, c’est à dire inscrits sur un rôle, un parchemin roulé, afin de les appeler et de s’assurer de leur présence (roll call en anglais) ; notamment soldats et prisonniers. Le sens du mot contrôle a depuis connu une inflation extrême, d’abord en anglais où il en est venu à signifier, surveillance, maîtrise, commande, pouvoir (self-control, birth control, remote control). « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » (« 1984 ») Puis en français via des traductions fautives, mais le sens correct demeure celui de vérification. (cf. Dictionnaire de vocabulaire technique et critique de la philosophie. A. Lalande. P.U.F)
Quand l’Histoire, pour l’essentiel, est devenue l’histoire des sciences et techniques, la moindre des choses est d’examiner en quoi celles-ci affectent les anciennes vérités.
Ce sont désormais des rôles électroniques qu’il faut détruire pour abolir le contrôle. Et c’est donc cette destruction, pleine et sans retour, que l’opposition fragmentée et parcellaire, aux pièces d’identité biométriques et électroniques, au fichage ADN, à la biométrie, aux RFID, à la vidéosurveillance, doit imposer à la CNIL, et obtenir par tous les moyens nécessaires.
Le contrôle, cependant, n’épuise pas la panoplie des moyens de gestion policière à l’ère technologique : détection, traçabilité, contention ; dont traitera une ultime livraison.
(Pour lire le texte intégral, cliquer sur l’icône ci-dessous).
Lire aussi :
– L’invention de la "théorie du complot", ou les aveux de la sociologie libérale
– L’invention du « sécuritaire », ou la liquidation de la gauche militante
– Le Comitatus, ou l’invention de la Terreur
– Le Pancraticon, ou l’invention de la société de contrainte
Point n’est besoin de tenir le compte de ses Unités de Bruit Médiatique, pour voir en Big Brother, la grande figure de l’époque. Il n’est guère d’innovation policière, administrative, technologique, scientifique, qui n’amène son nom dans la bouche des commentateurs, soit pour blâmer, soit pour approuver ces innovations. Les uns, marginaux, dénoncent son avènement sur des sites confidentiels et dans des brochures photocopiées, d’autres profitent de tribunes résiduelles pour lancer dans la presse d’inconvaincants appels à la vigilance, et la plupart se hâtent de minimiser l’effet de ces innovations dont ils nous menacent tout d’abord. Mais la menace est factuelle et implicite, quand sa dénégation est bruyante et subjective. Et ainsi pourrait-on citer à l’infini des titres comme : « Le développement de la vidéo-surveillance / Grenoble n’est pas Big Brother » (« Le Daubé », 11/10/05), où la rassurance prodiguée dans la seconde partie de la phrase, contredit l’alarme provoquée dans sa première partie.
Cette perpétuelle alternance d’effroi et de soulagement, véritable passage à tabac mental, brise à la longue la résistance du sujet. Quand cent fois l’on vous a rappelé le développement de la surveillance, et cent fois assuré que ce n’était pas – pas encore – Big Brother, on ne peut plus souffrir une fois de plus la secousse de la mauvaise nouvelle ; on ne retient que le répit annoncé, vrai ou faux, la bonne nouvelle ; et surtout l’on sombre dans la dépendance vis à vis de ce porteur de bonnes nouvelles, protecteur que l’on ne veut plus questionner. On s’accroche à ce bon messager. On veut croire qu’ « on n’en n’est pas là », ce qui est vrai sur l’instant, sinon le discours ici tenu serait impossible, et faux dans le mouvement, quand déjà le contrôle de la société et de l’individu s’opère à travers toutes sortes de dispositifs, et que la croissance de ce contrôle va s’accélérant. Mais la grande ressource dans l’extrémité, quand on ne peut ou qu’on ne veut rien, c’est de prétendre que la situation n’est pas si noire, et de se payer de faux-semblants.
Les uns font mine de croire à la séparation des pouvoirs, à la médiation d’instances prétendues indépendantes, à la Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL), à la protection de la presse, des partis, d’associations ; les autres aux garanties de l’Etat lui-même, ce qui pour la proie, revient à croire aux garanties du prédateur. Chacun le sait, mais peu osent le dire, de crainte de précipiter sa dévoration ; tant les majorités capitulardes ont toujours submergé les singularités résistantes. Chacun paye sa livre de chair – une patte, une tranche-, sur la promesse que c’est la dernière bouchée qu’on lui arrache. Il faut bien rétribuer sa protection contre d’autres mâchoires, lâcher une énième parcelle de liberté pour être préservé de la montée et de la recrudescence (de la violence, du terrorisme, de l’insécurité, des incivilités, etc). Et tant pis si la raison d’Etat, la raison du plus fort, est le vrai motif de ces retranchements sans fin.
Il ne s’agit pas ici de fausses alertes, ni de crier au loup quand il n’y est pas. Le développement de la (vidéo)surveillance est un fait, inéluctable et indépendant de notre volonté comme, disons, l’urbanisation du territoire ou l’entropie du système solaire. Nous sommes dans la gueule du loup. La seule question est de savoir si ce développement a atteint le stade de ce que le langage courant nomme « Big Brother », c’est à dire le contrôle total. Et sinon, pourquoi s’alarmer ?
Voici sept ans qu’en France, et dans une quinzaine de pays, l’organisation Privacy International décerne chaque année ses « Big Brother Awards », sur le modèle tant plagié des Oscars d’Hollywood. Outre que cette critique par la dérision a quelque chose de dérisoire, elle présente le vice de trivialiser l’ogre totalitaire, ridiculisé en croquemitaine de comédie, dont les constants et multiples broyages deviennent autant de gags. Cette promotion de B.B en tête d’affiche, tel un moa de l’Ile de Pâques, en même temps qu’elle répète le cliché de l’idole du jour, réalise l’anticipation d’Orwell : Big Brother est sur tous les murs comme il est dans toutes les têtes.
Ce n’était pas joué d’avance. Longtemps notre cauchemar social a pris l’aspect des absurdes et labyrinthiques machines kafkaïennes, dans lesquelles d’étranges maudits venaient se jeter, autant qu’ils étaient happés. Peu importe que Kafka n’ait jamais eu le projet de décrire la bureaucratie totalitaire, celle-ci se reconnut assez dans ses allégories pour les interdire sur tout son territoire. Puis l’on a craint que « Le meilleur des mondes », avec sa modernité scientifique et consumériste, son conditionnement pavlovien et biologique ne donnât une vision plus plausible du totalitarisme à venir. Présentement, c’est dans la tyrannie techno-policière de « 1984 »que tout un chacun reconnaît son pire futur, et le plus probable. Il est vrai que cette Océania miteuse et morose, soumise à la dictature du Parti et pratiquant une novlangue sans cesse appauvrie, ébauche un compromis rudimentaire entre la Chine capitaliste et l’autoritarisme américain, tels qu’ils fusionnent aujourd’hui. Mais l’on pourrait envisager de façon plus précise le croisement de deux laboratoires politiques : la cité-machine de Singapour, eugéniste et disciplinaire, et les Pays-Bas, l’état du monde où l’on a poussé le plus loin l’artificialisation et la marchandisation du Vivant.
Dans ce monde de Big Brother, ravagé par la pollution, la pénurie et la surpopulation de « Soleil Vert », tel qu’on se le figure généralement, convergent les chimères de « L’Ile du docteur Moreau » (H.G Wells, 1896), les « robots », ces travailleurs mécaniques inventés par Capek en 1921, les « numéros », ces foules d’ingénieurs taylorisés, décrits par Zamiatine (« Nous autres », 1926), et les technologies policières de Philip K.Dick dans les années soixante. Bref, un monde où contrairement au vieux dogme du parti de l’émancipation, le pouvoir aurait par ses moyens techniques, ses complots, sa terreur, non seulement la capacité d’écraser toute opposition, mais de mettre fin à l’Histoire par l’incarcération de chacun dans la machine universelle.
Que cette possibilité existe n’entraîne pas à coup sûr sa réalisation. Nous saurons bien assez tôt si quelque faille humaine, ou le défaut d’énergie et de matière dans un environnement épuisé, n’empêcheront pas la bonne marche de cette machine. Mais quand l’Histoire, pour l’essentiel, est devenue l’histoire des sciences et techniques, la moindre des choses est d’examiner en quoi celles-ci affectent les anciennes vérités.
Quelques temps avant sa mort, Kriegel-Valrimont, ancien dirigeant de la Résistance, déclarait que celle-ci avait été pour une large part, une entreprise de faux papiers. C’est à dire qu’une large part de ses efforts avait été consacrée à la confection de faux papiers, entravant d’autant son action et divertissant des moyens qui, sinon, eussent servi directement au combat. Il s’en faut de beaucoup, d’ailleurs, que ces faux papiers aient protégé leurs porteurs, juifs et résistants. Même imprécise et falsifiable, la carte d’identité tue : demandez aux Tutsis et aux Libanais.
Ces papiers homicides, on les sait nés voici plusieurs siècles de la volonté de contrôle des populations par l’Etat royal. Le contre-rôle (XIVe siècle), c’est le registre tenu en double de ceux que l’on a enrôlés, c’est à dire inscrits sur un rôle, un parchemin roulé, afin de les appeler et de s’assurer de leur présence (roll call en anglais) ; notamment soldats et prisonniers. Le sens du mot contrôle a depuis connu une inflation extrême, d’abord en anglais où il en est venu à signifier, surveillance, maîtrise, commande, pouvoir (self-control, birth control, remote control). « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » (« 1984 ») Puis en français via des traductions fautives, mais le sens correct demeure celui de vérification. (cf. Dictionnaire de vocabulaire technique et critique de la philosophie. A. Lalande. P.U.F)
Cependant, ce n’est ni hasard, ni arbitraire, si le contrôle est devenu ce sceptre, cette baguette magique, cette télécommande universelle, au point que Deleuze, Negri, Agambem, les maîtres à penser de la critique diplômée, désignent par l’expression « société de contrôle », le stade actuel de notre sujétion. (cf. « Pourparlers », Deleuze, Negri. 1990. Ed. de Minuit) Il y a dans cette simple liste de noms et dans l’appel des inscrits, un dispositif d’une efficacité et d’un potentiel confondants. Le contrôle, quel qu’en soit le truchement (patronyme, photo, empreinte digitale, ADN, etc), articule toujours d’une part, le rôle, le fichier où l’on inscrit l’identifiant d’un individu ; et d’autre part, cet identifiant lui-même, que l’individu porte sur lui, et qu’il suffit de comparer à son duplicata pour effectuer le contre-rôle : que l’on fasse l’appel au camp, ou que l’on vérifie par transmission radio-électronique, la puce d’identité d’un passant dans la foule. Abolir le contrôle, ce serait au sens minimal, matériel, détruire ce fichier, cette banque de données, ou répandre de fausses pièces d’identité à une échelle telle, qu’elle rende vaine toute vérification. Cette abolition ne mettrait nullement fin à la domination, elle la rendrait juste faillible, préservant la possibilité d’une opposition. Et sans cette possibilité, rien d’autre ne sera possible. C’était une évidence pour les résistants au nazisme, face au risque d’arrestation immédiate, qui n’ont jamais fait du sabotage du contrôle, leur but de guerre, mais une condition à celle-ci. C’est à cette même évidence que se rendent les clandestins des réseaux Jeanson et Curiel, en Algérie, au Proche-Orient, en Amérique du Sud ; ainsi que les émeutiers qui se masquent dans les manifestations, les assaillants qui portent des gants, ou les sans-papiers qui évitent le métro à certaines heures. Pour agir, il faut garder sa liberté d’action. Une vérité de La Palice perdue pour les esprits supérieurs qui ne se détournent jamais du combat fondamental contre le Système. Que la Résistance ait refusé avec la même lucidité de se détourner du combat fondamental contre le nazisme, pour devenir en grande partie cette entreprise de faux papiers décrite par Kriegel-Valrimont, il n’y aurait simplement pas eu de résistance, mais beaucoup plus de déportés : juifs, militants, requis du S.T.O.
L’origine du contrôle, on la connaît. Elle remonte à la police des biens en Mésopotamie, avec l’invention du calcul et de l’écriture, « reçu 30 jarres d’huile », « envoyé 10 esclaves », « réserve 100 jarres de blé » ; aux nécessités de la comptabilité et de l’inventaire qui sont l’état-civil des biens. Et parmi ces biens, les objets, le cheptel, les esclaves, outils vivants (Aristote), confondus dans une même catégorie.
Tant que sous Doulce la France, lisse et policée, subsiste la Gaule hirsute – forêts profondes, villes éparses, chemins impraticables - des bagaudes, troupes de paysans ruinés, esclaves et serfs en fuite, soldats déserteurs, se révoltent contre l’autorité. Il en reste des siècles durant la hantise du vagabond, ce trouble à l’ordre public. Vaincu, dépouillé de sa terre et de ses moyens de subsistance par de plus habiles et voraces, ses frères, ses voisins, ses créanciers, il lui faut de surcroît payer sa défaite, les spoliations de ses vainqueurs, et leur mauvaise conscience. Le vagabondage fut longtemps ce crime affreux, puni d’innombrables pendaisons, mutilations, envois aux galères, emprisonnements, déportations, travaux forcés et marques au fer rouge.
Quant à la vie au village, place-forte des normaux, chef-lieu du cancan, du conformisme et du qu’en-dira-t-on, c’est la vie dans un camp de travail, isolé et replié sur lui-même, sous la double veille du clocher et du donjon, et celle de tous par tous. Point de délinquance : la jeunesse dispersée dans ses familles, trime sous l’autorité des vieux. Point de pièces d’identité, chacun connaît « Le Blond », « Du Bois », « Berger », « Le Fol » ou « La Bègue ». Point de fichiers, chacun y raconte chacun, au lavoir ou à l’abreuvoir. Point de caméras ni d’anthropométrie. A quoi bon, quand, à cent toises, entre chien et loup, la silhouette et la démarche d’un individu le dénoncent infailliblement, lui et les raisons de sa présence, en ce lieu, à cette heure ?
S’il est un endroit où il faut être « comme tout le monde », c’est bien au village. Société contre l’Etat (autarcie, révoltes fiscales, refus de la conscription, particularismes locaux), la communauté villageoise est non moins une société contre l’individu, avec sa pression normative et ses rapports de domination, son hostilité aux errants, aux irréguliers, aux étrangers et à la vie privée, aggravées par son huis-clos étouffant. Chacun y a sa place, mais chacun à sa place, assignée par le groupe et la tradition, dans une économie rituelle, régulée par le mécanisme du bouc émissaire. Il n’y a pas plus de quant à soi dans la transparence des sociétés traditionnelles que sous le regard omniscient de Big Brother. Ce pourquoi les anormaux s’enfuirent longtemps en ville, respirer l’air de la liberté. Que le village global avec ses myriades d’espions électroniques et de commères bureaucratiques les ait rattrapés, n’implique pas qu’il faille régresser au village local, avec ses promiscuités, sa routine abrutissante, ses haines, ses mesquineries, ses jalousies recuites pendant des générations, son chef du village, son curé, ses vieux, ses jaseurs, ses taiseux, ses coqs – toujours en bataille entre eux et avec ceux du village voisin -, son fou, sa sorcière et son souffre-douleur. Ce même esprit communautaire qui facilite les tâches matérielles (récoltes, corvées), et les réunions de plaisir (fêtes, veillées), écrase l’esprit de contradiction et les conduites excentriques. Pour ramasser les patates ou refaire une toiture, rien de mieux, l’union fait la force. Pour devenir bougre, parpaillot, ou hippie, rien de pire ; la règle commune c’est la règle du commun, et la force fait l’union. Ce que les soixante-huitards établis en communautés, découvrirent au prix, souvent, d’amères tribulations ; soit dans leurs rapports entre eux, soit avec le voisinage. Le paysanisme ou n’importe quelle de ses variantes (indigénisme, primitivisme), ne libère pas plus que l’ouvriérisme. Mais il est vrai que l’oppression de proximité garde sur l’oppression assistée par ordinateur, cet avantage d’être humaine, donc imparfaite, et qu’il s’en trouvera toujours pour choisir ce moindre mal, quitte à halluciner la communauté paysanne.
Dès que l’on quitte cette résidence close, volontairement ou non, riche commerçant ou pauvre saisonnier, pour travailler ou pour vagabonder, on devient suspect et l’on doit présenter des pièces d’identité à toute réquisition de l’autorité : soit un passe-port de la commune, soit un aveu, certificat de moralité de la paroisse. Ces preuves de papier témoignent d’une certaine lénifiance des mœurs. En d’autres temps, en d’autres lieux, c’est dans la chair des individus que l’on grave leur identité, par le marquage ou le tatouage. Passeports et permis de sortie affirment la propriété du souverain sur ses sujets et servent à prévenir leur fuite à l’étranger en un temps où la puissance se mesure à la taille de la population.
En France dès 1749, un édit institue le livret ouvrier. C’est que l’essor démographique, l’accaparement et la pénurie de terre, les calamités naturelles et politiques, multiplient les effectifs du vagabondage ; que police et maréchaussée ne contrôlent plus ces flots d’inconnus sur les routes et dans les villes, à Paris surtout ; qu’avec la révolution industrielle et l’exode rural s’est répandue une nouvelle classe, dangereuse et innombrable. On sait que malgré toutes sortes d’innovations administratives et techniques – état-civil, signalement, bertillonnage ou anthropométrie, empreinte digitale-, il fallut deux siècles pour aboutir à un encartement à peu près fiable de la population, tant celle-ci y mettait de mauvaise volonté, et les autorités locales de négligence. Ici, d’honnêtes gens, jaloux de leur liberté de mouvement, ou furieux d’être traités en délinquants, se livrent à des voies de fait quand des gendarmes leur demandent leurs papiers. Là, des officiers municipaux ou même des commissaires de police délivrent des documents sans autre preuve d’identité des requérants que des témoignages de complaisance, d’où un ample trafic de faux papiers.
N’importe, l’Etat ne renonce jamais. La loi du 1er février 1789 instaure le passeport intérieur. Celle du 16 juillet 1912 oblige le port d’un carnet anthropométrique par les nomades. Les étrangers se voient imposer le port obligatoire du passeport en août 1914, et d’une carte d’identité en avril 1917. A Paris, en 1921, la préfecture de police lance une « carte d’identité des Français » - facultative- pour éviter la révolte du public qui refuse toujours la surveillance policière, et l’assimilation aux mauvais pauvres. A force d’obstination, de propagande, d’avantages pratiques, elle se répand, et avec elle, la photo, l’empreinte digitale, le signalement, l’état-civil, la profession et l’adresse du titulaire. Il ne lui manque que d’être obligatoire, de façon, comme le dit un responsable de l’ordre public, « que l’individu sans carte devienne par cela même suspect. » (cf. « Histoire de la carte nationale d’identité », P. Piazza. Ed. O. Jacob. 2004)
Ou plutôt coupable. Car lorsque toute la population est traitée en suspecte, celui qui se dérobe à ce traitement est forcément coupable. Un idéal auquel souscrit Marx Dormoy, ministre socialiste de l’intérieur, dans un gouvernement issu du Front populaire. Hélas, ce visionnaire est en avance sur son temps. Le décret du 8 août 1935 étend la délivrance de la carte d’identité à toutes les préfectures sans la rendre obligatoire. Exigence enfin introduite pour tous les Français âgés d’au moins 16 ans, par la loi du 27 octobre 1940. Unique, uniforme, et sous la gestion centralisée de l’Etat, elle réduit l’ensemble de la population à ce contrôle humiliant et disciplinaire, des soldats et prisonniers d’autrefois. Elle dénonce les juifs en toutes lettres et, à la demande des Allemands, elle est distribuée en priorité dans les villes, où on les sait plus nombreux, et dans les départements côtiers, où il importe de combattre la Résistance. Telle quelle, cette carte est le produit composite des pressions séculaires de la police, des exigences immédiates de l’occupant, d’une volonté de ressaisie de la population par le régime de Vichy, et d’un complot du polytechnicien René Carmille, contrôleur général des armées, pour créer en sous-main un fichier de mobilisation de l’armée française. Chargé de la mise en place de cette carte d’identité, Carmille instaure le Numéro d’Inscription au Répertoire (NIR), notre actuel « numéro de sécurité sociale », c’est à dire le fichier général des Français, aujourd’hui informatisé, interconnectable avec les 400 fichiers où chacun figure, et à la disposition de la police.
« Jusqu’en 1943, dit Piazza, les forces de l’ordre ne semblent éprouver que peu de difficultés à confondre une multitude d’individus munis de fausses cartes d’identité française. » (« Histoire de la carte nationale d’identité », op. cité) En effet, ces individus ne disposent que de contrefaçons grossières fabriquées avec des imprimeries pour enfants et des rondelles de pommes de terre en guise de tampon.
1943, c’est le moment où les faussaires peuvent encore percer la rigueur procédurale et la supériorité technique de l’Etat. D’un côté, ils améliorent leur savoir-faire et bénéficient, à partir de l’instauration du S.T.O (16 février 1943), de complicités dans des milliers de mairies. De l’autre, la nouvelle carte d’identité, délivrée par les préfectures, n’entre en service que dans une douzaine de départements.
L’un de ces faussaires, Adolfo Kaminsky, 17 ans lors de son entrée dans la Résistance, raconte à la télévision :
« Quand je suis arrivé au laboratoire, je pensais que ce serait quelque chose d’extrêmement sophistiqué et c’était une simple chambre de bonne avec deux tables l’une derrière l’autre, deux machines à écrire, des gouaches, des crayons de couleur, du Corrector, de l’eau de Javel, de l’eau oxygénée, enfin… c’était extrêmement rudimentaire. Très vite j’ai changé toutes les méthodes de travail et effectivement après, eh bien, j’ai pu mettre en œuvre pas mal de procédés et puis en trouver d’autres et ainsi de suite. Ca a quand même permis de sauver des dizaines de milliers de personnes. On avait gravé dans du linoléum des tampons qui étaient parfaits… Et c’était bien, mais c’était un travail énorme, et puis il était difficile de faire une reproduction absolument exacte ; certaines lettres dans un modèle étaient écrasées, si nous en faisions des parfaites c’était donc un faux. Donc j’étais obligé d’apprendre la photographie, photogravure (…) Sont nées ensuite les cartes de l’Etat Français qui sont devenues obligatoires. A ce moment-là, bon, il fallait en fabriquer des neuves évidemment, y avait pas de filigrane transparent, y avait juste un filigrane imprimé – donc facile. Et y avait l’escalade, ça veut dire au fur et à mesure que nous perfectionnons nos réponses aux difficultés, les difficultés augmentaient, ça a toujours existé comme ça. »
On sait que depuis 1943, cette escalade des difficultés, et des réponses aux difficultés n’a fait que se relever, pour devenir enfin surplombante. Dans « France-Soir » du 12 avril 2005, Dominique de Villepin, ministre de l’intérieur, annonce la création d’I.N.E.S, la carte d’Identité Nationale Electronique Sécurisée, du passeport biométrique, « et la généralisation du dispositif en 2008 au permis de conduire et à la carte de séjour des étrangers. »
C’est à dire que ces pièces d’identité contiendront une puce permettant l’informatisation et le contrôle à distance des données biométriques des porteurs : empreintes digitales, photos numérisées, et peut-être l’iris de l’œil, « si cela devenait nécessaire ». De plus « Pour que ce système soit vraiment efficace en termes de sécurité, la carte d’identité devrait devenir obligatoire au terme d’un délai rapide, de l’ordre de cinq ans. » (de Villepin) En fait, chacun voit bien qu’à terme, ces puces d’identité contiendront l’empreinte génétique de leur titulaire, et que cette puce d’identité, lisible à distance (RFID), à l’insu de son porteur, de n’importe quel scanner policier, sera injectée dans le corps du « détenteur », comme on nomme désormais les détenus. Il n’y a là rien que des réalités, politiques et techniques, déjà à l’œuvre dans nombre de pays.
En Chine, par exemple « où a été instituée depuis le début de l’année 2004, une carte d’identité avec puce et empreinte génétique. » (cf. « Du papier à la biométrie », sous la direction de X.Crettiez et P. Piazza. 2006. Presses de Science-Po) Ou en Malaisie, « un des Etats qui a mis en place un système des plus imparables. Sa carte biométrique, appelées Mykad, sert à la fois de titre d’identité détaillé (y compris le nom des parents du titulaire, son origine ethnique, sa religion), de permis de conduire, de passeport, de carte de sécurité sociale, de support pour des informations médicales. Comme Mykad est aussi utilisée comme porte-monnaie électronique et carte bancaire, les banques reconnaissantes, financent en partie sa fabrication. » (« Le Monde 2 », 16/09/2006) Et déjà aux Etats-Unis, où les agences gouvernementales ont affublé leurs millions d’employés de cartes d’identification, RFID, « capables de dresser un « historique » de leurs déplacements, de leur utilisation d’ordinateurs, et de conserver des données personnelles comme leur niveau de salaire,etc. » (« Le Monde Diplomatique », D. Duclos. Août 2005)
On aurait même l’impression d’emprunter un pont aux ânes, à la lecture de l’avis n°98 du Comité Consultatif National d’Ethique (31/05/2007), saisi d’ « angoisse », devant la « généralisation excessive » de la biométrie, des RFID, du croisement des fichiers, combinée avec la mise en service de la carte I.N.E.S et du passeport biométrique, si l’on n’avait depuis cinq ans, dénoncé l’imminence et la généralisation du contrôle technologique. Les forts d’esprit qui se refusent à sombrer dans la science-fiction et le catastrophisme, pour ne pas désespérer les Zones d’Autonomie Temporaires, nous expliqueront maintenant comment déjouer ces dispositifs. A moins de conclure comme d’ordinaire, avec une morgue toute radicale, que « c’est trop tard », et que l’on est bien simple de s’arrêter à des questions secondaires.
Marx Dormoy, le ministre socialiste de l’intérieur, et farouche partisan de la carte d’identité obligatoire est mort en 1941, assassiné par la Cagoule. Il avait lutté avec la même détermination contre l’organisation fasciste que contre l’immigration clandestine, notamment polonaise. Anti-munichois, il faisait partie des 80 parlementaires qui refusèrent en juillet 40 de voter les pleins pouvoirs à Pétain. C’est à Montélimar où il avait été assigné à résidence, que la Cagoule le tua à l’aide d’une bombe à retardement, placée sous son lit.
René Carmille, le Contrôleur général de l’armée, créateur du Service National de la Statistique (l’actuel I.N.S.E.E), du Numéro d’Inscription au Répertoire et de la Carte d’Identité de Français, est mort à Dachau en 1945. Membre du réseau Marco Polo, il avait transmis à Londres le modèle de la carte d’identité, et la machine à composter utilisée dans les préfectures, afin de fabriquer des fausses cartes. Il avait en outre saboté le repérage des juifs et des requis du S.T.O par ses services. Arrêté et torturé à Lyon par Klaus Barbie, en février 1944, il fut emprisonné à Compiègnes, puis déporté en Allemagne.
Voyant dans l’Etat un outil au service de tous, dont seules les applications, bonnes ou mauvaises, déterminaient le caractère, ces deux représentants de tendances opposées au sein d’un même parti de l’Etat, croyaient servir l’intérêt général en servant l’outil. Jamais n’auraient-ils reconnu que l’outil devenu le maître, sortirait vainqueur de la guerre, quelle qu’en fût l’issue. C’est de ces hommes que parle Bernanos, évoquant ceux qui rêvent d’asservir l’intelligence à la technique, comme d’autres rêvent d’asservir la personne à l’Etat. « Et qu’est-ce que l’Etat totalitaire, sinon une technique – la technique des techniques ? » ( La France contre les robots. 1945)
Adolfo Kaminsky, le faussaire de la Résistance, a procuré des faux papiers jusqu’en 1948, aux juifs émigrant en Palestine. Au sein du réseau Jeanson, pendant la Guerre d’Algérie, il a fourni les militants du FLN, puis les anti-fascistes grecs et, via le réseau Curiel, les mouvements de guérilla d’Afrique et d’Amérique du Sud. Il a raccroché en 1970, après 30 ans de clandestinité. Lors d’une conférence à Grenoble, voici quelques mois, il avoua son désarroi face à I.N.E.S, au passeport biométrique, et à cette nouvelle génération de papiers « infalsifiables », confirmant les déclarations de Kriegel-Valrimont. Contre de tels dispositifs, ni les juifs, ni les résistants n’eussent survécu. Sans doute ne seront-ils pas aussi invincibles que leurs promoteurs aimeraient le faire croire. Nous ne sommes jamais deux fois le même ; il faudra périodiquement renouveler ces pièces d’identités, pour le plus grand profit de leurs fournisseurs et de l’administration du Trésor. Les mafias qui brassent des fonds colossaux, trafiquent dans les hautes technologies, fabriquent de la fausse monnaie, auront l’argent, les complicités, et l’expertise pour les battre en brèche. La demande en fausses pièces d’identité suscitera un marché extrêmement lucratif. Les immigrés clandestins capables de s’endetter pour des années , en laissant leur famille en garantie, paieront ce que voudront les passeurs. La corruption et la menace creuseront leurs filières au sein du système. Des hackers s’infiltreront dans les banques de données. Autant d’exceptions à la règle. La contrefaçon de pièces d’identité, à la portée du tout-venant au XIXe siècle, relève un siècle plus tard de l’artisanat hautement qualifié et de la technologie de pointe au XXIe. Mais à l’ère technologique, il est bien normal qu’une incertaine résistance au techno-totalitarisme, dépende de l’expertise toujours plus pointue de ses propres spécialistes. Et ainsi, Jérôme Créteux et Patrick Gueulle, deux informaticiens, sont-ils « nominés » aux Big Brother Awards 2005, pour avoir prouvé, expérience à l’appui, qu’ils pouvaient lire et copier les données personnelles des titulaires de la future carte Vitale, et fabriquer cette carte à volonté : démonstration validée par une plainte pour escroquerie du Groupement d’Intérêts Economiques Sesam-Vitale. (« Le Daubé », 20/09/05)
Bref, si en 1943 les forces de l’ordre n’éprouvaient que peu de difficultés à confondre une multitude d’individus munis de fausses pièces d’identité, seuls des cas particuliers leur échapperont à partir de la mise en service du passeport biométrique et d’I.N.E.S, en 2008. La fusion des deux titres étant d’ailleurs annoncée.
Du reste, ces choses commencent à être connues, au moins dans un certain public, depuis la parution de « Nanotechnologies / Maxiservitude », en janvier 2003, et la tenue d’une soirée éponyme, le 29 octobre 2004, à Grenoble. Ce terme de maxiservitude n’avait pas été choisi au hasard, peut-être aurait-on pu lui substituer celui de maxicontrôle, déployé deux mois plus tard par ses occupants, sur la grue du chantier Minatec. Mais jamais n’aurions-nous inscrit, maxipollution ou maxigaspillage, au fondement de notre opposition. C’est lors de cette réunion que, pour la première fois dans la période récente, fut agitée publiquement la question de la résistance aux nouvelles technologies de contrôle : puces sous-cutanées, RFID, GPS et géo-localisation, biométrie, smart dust, nano-capteurs de mouvements, de sons, de chaleur, de particules ; pour l’évidente raison que la miniaturisation et la combinaison de ces technologies promettaient leur extension à un degré jusque-là imaginaire.
On n’en sait que trop maintenant, et l’on voudrait bien ne pas en savoir plus. L’œil du maître voit tout. On sait que les caméras de surveillance, ces avatars de Big Brother, et au-delà, de la mauvaise conscience et de l’omniscience divine, ont envahi le monde, au point qu’il devient oiseux d’en donner le nombre toujours multiplié. Que la vidéo-surveillance apparue en 1961 dans le métro de Londres, permet d’en filmer chaque habitant 300 fois par jour ; qu’une chaîne de télé-mouchardage y offre d’épier son voisinage, et d’envoyer des messages de délation anonymes à la police. Que grâce au système de vidéo-reconnaissance des plaques d’immatriculation, la police peut tracer la totalité des 30 millions de véhicules du Royaume, et garder leurs trajets en mémoire. Que des informaticiens s’affairent à l’invention de logiciels pour modéliser, et donc prévoir ces trajets ; cependant que leurs collègues élaborent les moyens de reconstituer, à partir d’une seule prise de vue, l’image parfaite et en trois dimensions d’un visage dans ses moindres détails. (cf « Le Monde », 15/06/06 et 4-5/03/07) Mais quoi, n’est-ce pas au Royaume-Uni que 5 % de la population et 37 % des hommes noirs figurent déjà au fichier génétique de la police (« Le Monde », 7/01/06) ; que l’on torture les suspects de terrorisme, en garde à vue pour 60 jours ; que le gouvernement envisage de pucer les pédophiles (« Le Monde », 19/11/02), et instaure la carte d’identité électronique, biométrique et obligatoire ? Tiens, comme en France. Où l’on voit qu’Orwell était bel et bien prophète en son pays, et que ce pays est devenu le monde.
Il pourrait sembler excessif que le pouvoir se dote de tels moyens pour contrôler une population atomisée d’individus atomisés. Celle-ci par la télévision, la disparition des cafés, des usines et des villages, aggravées du chômage, du télé-travail, en intérim, à temps partiel, en horaires mobiles ; ceux-là par les perpétuels mouvements et instabilités de leur vie personnelle, et leur dispersion aux vents divers gonflant leur bulle virtuelle (télés, portables, Ipods, ordinateurs). Mais comme le dit un vieux mafieux de cinéma : « Pourquoi prendre des risques ? » On ne peut indéfiniment jeter le réel par la porte, sans qu’il ne rentre à la longue par la fenêtre. Le réel dans la langue du pouvoir, c’est l’insécurité.
Délinquance ? Le ministère de l’intérieur chiffre à 9000, en 2004, le nombre des falsifications de pièces d’identité. Sur 40 millions d’encartés. (cf « Libération », 27/05/05)
Terrorisme ? 400 morts en France, en 40 ans, depuis la Guerre d’Algérie, dont la moitié en métropole. (cf « Le Monde », 11/09/06) Dix par an, à peu près le nombre de victimes par excès de verveine.
Immigration ? clandestine ou non. L’afflux vers les métropoles de millions de vagabonds, chassés, expropriés de leurs campagnes dévastées, ressuscite les horreurs de l’accumulation primitive, et la même volonté de contrôle que sous l’Ancien Régime.
Opposition ? – Vous voulez rire ? Mais plus s’aggrave cette crise ultime et planétaire, plus l’on doit neutraliser cette poignée de mauvais esprits qui répandent des idées dangereuses. La pente naturelle du pouvoir est de s’absolutiser, indépendamment des nécessités de sa conservation. En partie par ce désir de perfection qui point toute activité humaine, en partie parce qu’à la fois injuste et tentant, le pouvoir ne sera jamais assez à l’abri. Et pour ce moyen qui est à lui-même sa propre fin, se perfectionner c’est tendre à la pure efficacité, et tout lui soumettre. Harmonieusement, l’industrie du contrôle et de la contention, censée pourvoir à la sécurité d’un capitalisme fondé sur la croissance et l’innovation, en devient elle-même l’un des principaux marchés et laboratoires. Ce n’est plus le chien qui montre les dents, mais les dents qui deviennent le chien. De sorte que ce capitalisme sécuritaire pourvoit largement à sa propre sécurité, aux frais des techno-serfs qui, via l’impôt, les contrats publics, et les ventes forcées aux particuliers, financent ses recherches et absorbent sa production. Il s’agit d’un tribut, concomitant aux extorsions de crédits militaires, pour développer la filière techno-policière, alimenter une croissance comptable fondée sur une destruction de ressources réelles, et accroître la supériorité répressive de l’Etat face à l’ennemi intérieur.
« Les commandes de l’ « Etat sécuritaire » sont aussi massives que celles de l’ancien Etat-providence. » (D. Duclos. « Le Monde Diplomatique », août 2005) Elles sont surtout plus judicieuses. L’unification de l’économie planétaire sert justement, entre autres, à réduire les frais de « providence », totalement improductifs en termes de R&D, à l’inverse du sécuritaire. Puis, quand on réduit les frais de carotte, il faut bien augmenter les frais de bâton. La plupart des groupes industriels et technologiques se diversifient désormais dans l’offre de services et de produits sécuritaires.
« Le Monde » (21/10/04) « Le marché mondial de la protection contre le terrorisme est aujourd’hui évalué à 100 milliards d’euros, celui de la sécurité des réseaux d’informations à 50 milliards. »
« Le Monde » (11/10/05) « Le marché de la sécurité antiterroriste va donc afficher dans les années qui viennent des taux de croissance annuels moyens de l’ordre de 7 % à 8 %. Concernant la biométrie, technologie numérique d’identification des individus, les experts annoncent des progressions annuelles de l’ordre de 50 à 100 millions de dollars !
« Le Monde » (11/02/07) « Les prévisions actuelles tablent sur le passage du marché mondial de la RFID de 2 milliards de dollars en 2005 à 27 milliards en 2015, soit, à cette date, la vente d’un milliard de milliards d’étiquettes radio. »
Beaucoup de gens ont découvert le GIXEL, ou Groupement des Industries de l’Interconnexion, des Composants et des Sous-Ensembles Electroniques, grâce à l’infâmeux paragraphe extrait de son « Livre bleu » (juillet 2004) : « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. Etc. » (voir http://bigbrotherawards.eu.org/)
Phrase presque rassurante car tendant à faire croire que l’esprit de soumission ne serait finalement pas si répandu, ni spontané. Son ignominie spectaculaire a malheureusement occulté le reste de cette pétition à l’Etat, pour l’essor de « la filière électronique et numérique : une priorité nationale », assortie d’un minutieux catalogue de privilèges et d’aubaines, nécessaires à ladite « priorité nationale ».
Les auteurs de ce « Livre bleu » ? de « grands groupes, fournisseurs de composants, sous-traitants, distributeurs » Pierre Gattaz, porte parole des Industries Electroniques et Numériques (1100 entreprises, chiffre d’affaire total : 50 milliards d’euros), une bordée de dirigeants d’Alcatel, Thomson, EADS, STMicroélectronics, et d’organisations patronales.
Leurs attendus ? « Il est admis que 50 % de la croissance est liée à l’innovation, et les statistiques américaines ont montré que 70 % de la croissance des USA des dernières années était liée au secteur des technologies de l’information. » (…) « Les récents attentats de Madrid justifient que la France et l’Europe soutiennent leur industrie électronique en consacrant des moyens plus importants pour la R&D sur la sécurité, en facilitant l’émergence de nouveaux produits sécuritaires et en favorisant leur usage. (…) En Europe la demande sociale de sécurité est forte. Le vieillissement de la population accroît le sentiment d’insécurité par la fragilité des personnes âgées. (…) L’effort pour lutter contre le terrorisme doit être comparé à un effort de guerre comme celui que nous avons consenti pendant la période de guerre froide. »
La phynance ? « L’importance de l’enjeu est tel qu’un effort de R&D publique et industrielle comparable en proportion du PIB à celui consenti pour construire la force de dissuasion française de 1958 à 1988 et le soutien à l’industrie correspondant serait une réponse proportionnée au problème. »
Périphrase pudique. Mais ne doutons pas que les économistes du GIXEL sachent exactement à combien s’élève le coût de la force nucléaire française entre 1958 et 1988.
« Le niveau de dépenses par les USA pour le « Homeland Security » est on le rappelle d’environ 40 milliards d’euros en 2003. Un niveau comparable de dépense sera nécessaire pour l’Europe, la contribution de la France devra se situer aux environs de 8 milliards d’euros. »
Qu’est-ce que l’on a, aujourd’hui, pour huit milliards d’euros par an ?
L’objectif ? Faire une forteresse électronique du pays grâce aux laboratoires (Inria, CNRS), et entreprises (Thales, Eads, Sagem) « au plus haut niveau mondial dans le domaine de l’intégration des systèmes et des technologies de la sécurité, de la biométrie et des cartes à puces. » Ainsi la Sagem, numéro un mondial des mesures d’empreintes digitales, produit des hélicoptères, des drones, des viseurs, des simulations, des terminaux sécurisés de jeu ou de cartes de crédit, et propose des « solutions gouvernementales » pour la gestion de crises. (cf. « Le Monde diplomatique », août 2005)
Domaines concernés (segments de marchés)
– Aéronautique, automobile, militaire (radars, équipements électroniques embarqués) – sécurité des accès (physiques et logiques) – sécurité des systèmes d’information, sécurité des communications – sécurisation de l’identité (passeport, carte d’identité- - protection des données privées – sécurité des paiements.
Décideurs/ réglementeurs : Ministère de l’Intérieur, Ministère des Armées, Ministère de la Santé, Gendarmerie, Police, Armée, Douane, Protection civile, collectivités locales, ou utilisateurs/clients : idem + entreprises, banques.
Technologies concernées.
– Réseaux de communication sécurisés – Terminaux d’infrastructure, bornes lecteurs, cartes à puce, badges pour l’identification des véhicules ou des colis – localisation GPS et Galileo – PMR (Professionnal Mobile Radio) – Télésurveillance : caméras, radars – Télémédecine.
En résumé, le projet du GIXEL consiste à surveiller et protéger : les infrastructures publiques, bâtiments, voirie, ponts, tunnels, axes de transports ; les grandes installations (production d’énergie, hôpitaux, réservoirs d’eau potable, radio et télévision) ; les sites dangereux (chimie, nucléaire) ; les gares, aéroports , métros ; les biens et moyens de transaction (banques, distributeurs de billets) ; les réseaux de répartition et de distribution d’électricité, d’eau, de téléphone, d’argent ; l’information et les systèmes d’information ; le littoral, les frontières, les ports (lutte contre l’immigration illégale) ; les moyens de transport (air, terre, mer) ; les voyageurs et leurs bagages, depuis l’enregistrement jusqu’à l’embarquement, les transports urbains et, il faut bien le dire, caetera. L’état de droit vire à l’état de siège, aux limites de l’état de guerre.
« Si l’on considère les utilisations potentielles dans le domaine de l’administration électronique, on peut citer les exemples suivants qui concernent le domaine de la carte à puce en tant qu’outil d’identification et d’authentification : - le permis de conduire à puce – Le passeport et visa à puce : ce projet est particulièrement urgent compte-tenu de la pression des autorités américaines pour l’utilisation d’une puce sans contact dans le passeport – Projet européen de carte santé – la carte grise à puce sans contact – la carte d’identité ». (Livre bleu du GIXEL. Juillet 2004)
Il faut moins d’un an pour que de Villepin, ministre de l’intérieur, réponde à cette urgence dans « France-Soir » (12 avril 2005), avec l’annonce de l’instauration d’I.N.E.S et du passeport à puce biométrique, mais comme le dit le préambule de l’interview, « le projet était dans les cartons ».
Question. « La biométrie, est-ce une politique globale ?
De Villepin. « Oui, tous les grands pays, comme les Etats-Unis, sont comme nous soucieux de sécuriser davantage leur territoire national. (…) Par ailleurs, vous savez que sur le plan industriel nous sommes le pays en pointe dans cette technologie. C’est pourquoi je souhaite que l’Europe puisse adopter les normes technologiques que nous avons mis au point dans le cadre de la coopération franco-allemande. »
Si l’Union Européenne ajoute un second élément biométrique au passeport « sécurisé », c’est sur pression de la France, lit-on dans Libération (27 mai 2005), deux entreprises françaises, Sagem et Thalès ayant une expertise en matière d’empreintes digitales. Sagem, notamment, maître d’œuvre du Fichier Automatisé des Empreintes Digitales (FAED) de la police judiciaire, qui répertorie 1,9 million de délinquants et criminels.
Selon TGV d’avril 2005, magazine de cadres à grande vitesse, « Les industriels se frottent les mains : si en 2003, les applications gouvernementales ne représentaient que 6% du marché mondial des cartes à puce, ils peuvent compter sur un solide revenu grâce au début du renouvellement des 40 millions de cartes d’identité françaises. Prix moyen des titres à puce : 15 €, soit cinq fois celui d’une carte bancaire. Ce qui n’empêchera pas le marché de tripler son chiffre d’affaires d’ici à 2007, selon une étude du cabinet américain Frost and Sullivan. »
En système capitaliste, les profits sont censés récompenser les investisseurs de leurs « prises de risques », mais on voit que l’industrie du sécuritaire élimine doublement ces risques. Cette gabelle exactée du cochon de citoyen par l’Etat et les entreprises de cartes à puce (Gemplus et Axalto, devenues Gemalto), n’est pas sans évoquer la balle que doivent payer en Chine, les familles des condamnés à mort, où les frais d’hôtellerie que régleraient les pensionnaires des maisons d’arrêt. La biométrie qui n’est jamais que du bertillonnage à l’ère des logiciels de reconnaissance, jouit évidemment du boum de ces ventes forcées.
« Le passeport biométrique, rendu obligatoire à la demande des Etats-Unis, représente à lui seul un chiffre d’affaires de 2,8 milliards de dollars à travers le monde. » (cf « Paris-Match », 25/09/03)
« L’International Biometric Group prévoit que les revenus générés par ce secteur passent de 1,2 à 4,6 milliards de dollars entre 2004 et 2008, une croissance annuelle avoisinant les 40 %. (…) Les segments les plus demandeurs sont l’administration (intérieur, justice, défense), les transports et la finance. » (Techni-Cités. 23/01/05)
« L’identification biométrique forme un marché balbutiant mais prometteur dont le chiffre d’affaire, d’après la société-conseil Frost and Sullivan, devrait passer de 555 millions d’euros en 2003, à 3,88 milliards d’euros en 2009. » (Le Monde. 11/10/05)
Faut-il que ce « Nouvel ordre international » se sente fragile, et haï, pour requérir un tel montant de protection. Pourtant, « Le Monde » du 24 novembre 2005 nous apprend que dans le secteur des transports, le plus sujet aux attaques, 63 attentats ont été commis depuis 1994, à raison de 500 morts par an. Soit trois fois moins que le nombre annuel de victimes de la route, chez nos amis d’ Outre-Quiévrain. Mais la sécurité n’a pas de prix quand on en est à la fois marchand et bénéficiaire, aux dépens d’une clientèle contrainte et captive. – « Pourquoi la biométrie est-elle autant à la mode ? demande le « Parisien Libéré » (22/01/06) – « Parce que les enjeux financiers sont incalculables », répond Louis Joinet, ancien président de la CNIL. L’inverse est encore plus vrai : les enjeux financiers de la biométrie ne sont incalculables, que parce qu’elle est tant à la mode.
Dans une population mondiale de vagabonds misérables et de riches nomades où les normes policières formatent la mobilité, la biométrie, technologie d’identification des individus, s’impose, comme s’impose la RFID, technologie de traçabilité des articles. La gestion des hommes fusionne avec la police des objets, la puce RFID avec son logiciel de reconnaissance devenant le contrôleur entre l’identifiant de l’article, objet animé ou non, et le rôle, le fichier, répertoire des Français ou inventaire des stocks.
« Le siècle passé a découvert la biométrie, celui-ci l’utilisera, ce n’est qu’une question de temps » affirme Bernard Didier, directeur du développement chez Sagem. (« Le Monde 2 », 16/09/06) A beau prédire qui commande à l’avenir.
« Je ne peux être ni pour ni contre la biométrie, déclare Alex Türk, sénateur UMP et président de la CNIL. Elle n’est qu’un outil. Je dis bravo lorsqu’elle rend plus sûr l’accès à un laboratoire sensible. Mais qu’un collégien mange deux déjeuners au lieu d’un, cela ne va pas changer le monde. » (id)
La biométrie n’est pas un outil, mais un ordre, comme l’informatique, qui change le monde à son image, en laboratoire sensible. Et elle n’a pas plus de bon usage que l’étoile jaune, fût-elle réglementée par la CNIL, et en accord avec « le principe de proportionnalité », pour la simple raison qu’elle ne sert qu’à identifier des coupables potentiels. De quels crimes ? Ce sont les biomaîtres qui le diront. Ce sont toujours les maîtres qui définissent les crimes, dont le principal, la rébellion, est une question de vie ou de mort.
Franck Paul, chef de l’unité « Systèmes d’information à grande échelle » au sein de la commission européenne. « Il n’y a pas d’alternative à la biométrie. Evidemment c’est une technologie potentiellement dangereuse. Il faut nous rassurer : nous n’allons pas en abuser, nous vivons dans des états de droit. » (ibid)
Qui savait, qui eut dit, qu’au sein de la Commission européenne, existait une « unité Systèmes d’information à grande échelle » ? Elle fait pourtant merveille contre les vagabonds, barbares, et demandeurs d’asile qui assaillent notre muraille électronique. « Depuis le 15 janvier 2003, lorsqu’un nouvel arrivant se présente, nous prenons l’empreinte de ses dix doigts et dans les trois ou quatre minutes, nous savons grâce au fichier Eurodac s’il a déjà déposé un dossier dans un pays voisin. Par le passé, 80 % disaient qu’ils avaient perdu leurs papiers, ce qui rendait impossible toute vérification. » Selon M. Paul, le système, qui a coûté 9 millions d’euros a été « amorti en quelques semaines ». (ibid)
Les frontières et les pièces d’identité, comme toutes les institutions, ont une histoire. Elles n’ont pas toujours protégé les possédants des dépossédés. Mais l’alternative à la biométrie n’est pas tant de les abolir que d’en finir avec le séculaire ravage des campagnes par les métropoles. Ce qui d’une façon ou d’une autre est bientôt fait. Loin d’être la technologie neutre et performante qu’une « dérive policière » rendrait « potentiellement dangereuse », la biométrie nous réduit à l’état de matricules comme tous les matricules : objets, animaux, congénères : soumis au bon vouloir de la machine. C’est le triomphe de M. Arpel, l’ingénieur et industriel, si fier d’être compatible avec ces engins supérieurs, leur auxiliaire, et admis dans leur société.
On aura noté que le poste de chef de « l’unité Systèmes d’information à grande échelle » requiert entre autres compétences, la maîtrise du raisonnement circulaire. Qu’est-ce que ces « états de droit », où le pouvoir unifié par delà ses cloisons imaginaires, peut répertorier, numéroter, encarter, photographier, détailler, ficher, épier, tracer, traiter, la populations de territoires déjà quadrillés de personnels et de dispositifs policiers, sans constituer par là-même, plus qu’un « abus », une oppression ? Mais le droit, les libertés individuelles sont un luxe, une complaisance que l’Etat ne peut plus ou ne veut plus se permettre, et l’on voit bien alors qui est souverain, du peuple ou de son « serviteur ».
« Il existe des menaces qui, même quantitativement très faibles, sont tellement insupportables, car elles constituent une négation de la mission de l’Etat, qu’on va aller extrêmement loin dans les mesures de protection, quitte à imposer des contraintes à beaucoup. » (Philippe Melchior, directeur de la « mission biométrie » du ministère de l’Intérieur. In « Du papier à la biométrie », sous la direction de X. Crettiez et P. Piazza. 2006, Presses de la Cité)
En vue de sauver l’état de droit, nous avons dû le détruire.
Il y a « des projets dans les cartons », parfois deux siècles durant, comme la carte d’identité obligatoire sur délivrance de l’Etat, parfois quelques années, comme la mirifique liste de mesures sécuritaires réclamées par le Gixel. La connaissance de ces projets sans relever du secret militaire ou de la clause de confidentialité, n’est pas destinée au grand public. Le Gixel a si peu goûté la publicité faite à ses préconisations pour imposer ses technologies de contrôle à une société rétive, qu’il les a ôtées de son site. C’était un lapsus. Et pour un lapsus exceptionnel, combien de plans et de conciliabules secrets. Personne en dehors de ce grand public n’imagine que l’instauration universelle de la biométrie soit l’effet des attentats de New-York. Les gens avertis savent bien, au contraire, que les violences et catastrophes offrent aux états et à leurs symbiotes, l’occasion et le prétexte d’exécuter les complots ourdis de longue main, comme on l’a vu en France après « L’étrange défaite », avec la « Révolution nationale » et la loi du 27 octobre 1940, aux Etats-Unis avec le Patriot Act (26 octobre 2001), et en tant d’autres rencontres.
Dans le secret de leurs perpétuelles concertations, apartés mondains ou commissions officielles, industriels, ministres, fonctionnaires, militaires, se forgent des vues communes, bien avant que le premier mot n’en soit écrit, ou n’atteigne les oreilles du public. Ils n’ont pas même le sentiment de comploter, juste celui de faire ce qui est naturel aux « milieux dirigeants » : diriger. S’accorder sur le souhaitable et le nécessaire, et sur « comment le faire passer ». Leurs plans tirés, leurs arguments en batterie, ils mènent contre la poignée d’opposants, dispersés, démunis, des batailles d’usure aussi longues que nécessaire, attaques de reconnaissance, opérations de diversion, replis tactiques, pour tâter la résistance et ajuster l’assaut final. Dans la sidération des opinions qui suit l’événement terrible, l’Etat lance sa guerre éclair, et emporte toutes les défenses, sapées et pilonnées de longtemps.
L’Etat est une armée en civil. Une perpétuelle concentration de forces, organisée et disciplinée, face à une non moins perpétuelle dispersion de faiblesses. Il a une conscience de soi, des plans dans la durée et de l’ordre dans la manœuvre. Il sait que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Il a un sens politique, c’est à dire un sens du moment et du rapport de forces, ce que des siècles d’échec n’ont pas enseigné à ses ennemis. Il perd très peu de batailles, et jamais la guerre. Il demeure à ce jour invincible par les individus et la société, sauf à se constituer en état rival, ce qui est l’autre manière de perdre, et non moins ordinaire. Il ne recule que devant l’insoumission générale, et cette insoumission ne procède jamais que de l’unanimité idéologique. Sur le champ de bataille, on ne lance pas les fantassins à l’assaut des lignes ennemies sans bombardement préalable. On a vu Le Pen et Sarkozy, les camelots de la réaction sécuritaire, glorieux de leur triomphe électoral, citer Gramsci dans le « Figaro » : pas de révolution politique sans révolution culturelle préalable. Aussi bien, leur victoire qui prétend nous ramener à la société d’avant 68, voire d’avant 45, procède d’un bombardement culturel de trente ans.
On a vu aussi comment l’abrupte tentative d’imposer la reconnaissance légale des « aspects positifs de la colonisation », avait provoqué la colère de la population antillaise, l’impossibilité temporaire pour Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, d’atterrir à Fort de France, et l’abrogation subséquente des articles les plus sanglants de cette loi. De quoi rappeler une fois de plus, que lorsqu’une idée est dans toutes les têtes, elle devient une force matérielle. On a jadis entendu un professeur d’histoire reconnaître « les aspects positifs du fascisme » - plein emploi, autoroutes, trains à l’heure-, sans autrement émouvoir une classe de lycéens pour qui, une Fiat et un salaire valaient bien une marche sur Rome. Là encore, question d’opinion.
Que du jour au lendemain, l’Etat, de concert avec l’industrie agro-alimentaire, décide de (ré)instaurer l’anthropophagie, nul doute que la révolte du public ne le mette aussitôt à bas. – Mais, attendez- rien n’empêche d’en parler en interne. Entre gens sans préjugé. Théoriquement. Les économistes dans les séminaires d’entreprises et les colloques universitaires soulignent la gravité de la crise des protéines, en rapport avec l’essor démographique et le tarissement des ressources. Invités des cercles de réflexion et de prospective, les écologistes indiquent que, du point de vue de la souveraineté alimentaire, de la re-localisation de l’économie, et du respect de la bio-diversité, mieux vaut consommer un kilo de protéines autogènes, que de détruire un are de forêt amazonienne pour l’importer. Les chimistes expliquent aux commissions parlementaires que la protéine, c’est de la protéine ; on peut lui donner le goût du veau, la couleur du saumon, un parfum de vanille, l’aspect d’une pizza. Les anthropologues rappellent qu’il n’y a là rien de nouveau, le cannibalisme, y compris alimentaire est vieux comme l’humanité, et persiste dans certains endroits. Les églises s’interrogent, et appellent au dialogue sur ce retour à l’authentique communion. Les urbanistes regrettent le gaspillage de l’espace par les cimetières. Les éthiciens remarquent qu’on est somme toute dans une variante du don d’organes et que l’important est le respect de la personne, et le caractère volontaire du don. Une étude de l’Inra prouve la supériorité des farines anthropiques, leurs bénéfices pour la santé – élimination des virus et bactéries exogènes-, et leur rendement exceptionnel. Les scientifiques des laboratoires de diététique moléculaire fustigent l’irrationalisme et l’obscurantisme des opposants aux recherches sur les Nouvelles Calories, qui voudraient nous ramener à l’âge de pierre et de la cueillette. Les dirigeants pourfendent les végétariens. « Faire croire que l’on imposerait une alimentation anthropophagique à la population sans débat préalable, et que l’on transformerait les hôpitaux en abattoirs de science-fiction relève de la théorie du complot, etc. » Un sondage montre qu’en dehors de 15 % de conservateurs hostiles et de 15 % de modernistes enthousiastes, la population ne sait pas grand chose des Nouvelles Calories, et donc la Commission des Débats de Société organise avec l’association Vivaviandes un cycle « Farines anthropiques : à quelle sauce va-t-on nous manger ? » L’avis consultatif du comité des sages, représentants du gouvernement, du sénat, du parlement, de l’industrie, des églises, de l’académie des sciences, conclut en toute indépendance, que ceux qui n’aiment pas ça, ne doivent pas en dégoûter les autres ; que chacun doit avoir la liberté de choisir ; et que donc, au-dessous de 1 %, la mention d’homoprotéines dans un produit alimentaire n’est pas obligatoire sur l’étiquette. Disposition d’ailleurs contestée et violée par la marque Soleil Vert. Soudain, une mystérieuse épidémie de fièvre porcine, attaque biologique ou mutation d’un virus en batterie, extermine le cheptel mondial, et il n’y a plus d’alternative aux Nouvelles Calories. Dans l’urgence de la famine, le gouvernement sort des projets de ses cartons – gouverner, c’est prévoir-, dont l’interdiction de la crémation et la réquisition de toutes les réserves de protéines disponibles. Mais qu’on se rassure : nous vivons en démocratie. Nous n’allons pas fabriquer des clones pour les cannibaliser.
De l’instauration de l’anthropométrie en 1880, à la généralisation de la biométrie, aujourd’hui, le pouvoir a mené un effort conscient, constant, et concerté, pour parfaire le contrôle des sans-pouvoirs. Bataille d’idées contre l’opposition, répression des réfractaires, progrès technologique, jusqu’à ce que le contrôle devienne universel. De la police des hommes-objets – serfs, esclaves, prisonniers -, au tous objets. La biométrie perfectionnant la pièce d’identité, et connaissant un avènement parallèle. De génération en génération, et dans tous les domaines, l’Etat a conservé l’offensive face aux ripostes erratiques et sporadiques de la société et des individus. Nous assistons en ce début de XXIe siècle à l’aboutissement du complot contrôlitaire, et à l’assaut final des biomaîtres.
Ces comploteurs ne se réunissent pas nuitamment , en robes et cagoules, dans les catacombes. Ils n’ont pas de mots de passe pour dépister d’intrépides reporters, et protéger des secrets camouflés en pleine vue, au milieu d’un tourbillon de leurres. Comme sur ces dessins d’autrefois, distribués aux enfants, « le loup est dans la bergerie, sauras-tu le trouver ? » La plupart de ce qu’il est convenu d’appeler « le grand public », ne saura pas. Déceler l’ordre caché des mobiles et des manœuvres derrière l’apparent désordre de la « complexité » est un exercice ingrat, opiniâtre, et concret. On n’a jamais été si mal informés que dans cette économie de la connaissance. Tout se sait, rien n’est sûr. Aux abstractions théoriques des doctrinaires répondent le cynisme, l’incapacité, et l’indifférence du nombre, rivé à ses conditions immédiates. Les seules où il s’assure de son expertise et de sa légitimité. Quant à l’opposition, peu importe qu’elle sache, puisque cette poignée d’hurluberlus n’arrive jamais à faire savoir en temps utile.
« Depuis que M. Deceunink a créé son association au mois de juin, (NDR : « Refus ADN ») il a recensé environ 150 personnes ayant refusé le prélèvement d’ADN. C’est peu en comparaison des 500 000 gardes à vue comptabilisées en 2005. « L’immense majorité des gens accepte le prélèvement sans broncher. Les refus sont cantonnés à une certaine élite intellectuelle », note François Sottet, magistrat au parquet de Paris. » » (« Le Monde », 19/12/06)
Ce n’est pas tout que d’avoir « des projets dans les cartons », encore faut-il saisir l’occasion aux cheveux, profiter de la fenêtre de tir, exécuter à l’instant décisif les volontés longuement poursuivies. C’est ce qu’ont su faire, Pierre Gattaz, porte-parole des Industries Electroniques et Numériques, Président du directoire de Radiall ; Olivier Baujard, Senior Vice-Président Corporate Strategy, chez Alcatel ; Bernard Bismuth, Président du Groupement des Fournisseurs de l’Industrie Electronique, Directeur Général, CCI, Eurolam ; Jean-Claude Chastanet, Président du Syndicat Professionnel de la Distribution en Electronique Industrielle, Directeur Commercial de Tekelec Europe ; Michel Dumont, Vice-Président du groupe ST Microélectronics ; Jean-Pierre Euvrard, Président du Gixel ; Laurent Gouzenes, Directeur du plan et programme d’études chez ST Microélectronics ; Didier Huck, Vice-Président, Public Affairs and Regulations, Thompson ; Jean-Louis Lacombe, Vice-Président Technology and Innovation, EADS ; Bertrand Lacroix, Vice-Président de Alliance Tics et d’Alcatel France ; Robert Mahler, Président de Alsthom France ; Jean Vaylet, Président du Syndicat des Industries de Tubes Electroniques et Semi-Conducteurs, et General Manager Imaging, chez Atmel – tous membres du GIXEL et auteurs de son "Livre bleu" - Dominique de Villepin, ex-ministre de l’Intérieur ; Philippe Melchior, Directeur de la « mission biométrie » du Ministère de l’Intérieur ; Bernard Didier, Directeur du développement chez Sagem ; Franck Paul, chef de l’unité « Systèmes d’information à grande échelle » de la Commission Européenne ; Alex Türk, Président de la CNIL ; et tous leurs collègues en France ou à l’International, sans qui le triomphe de la vie sous biométrie ne serait pas enfin advenu.
A quoi bon se battre, dira-t-on, si le succès est impossible ? Mais à quoi bon déserter si la guerre continue ? A quoi bon vivre s’il faut mourir ? Voilà des questions que ne se posent pas les résistants de la première heure, à l’automne 1940, ni les insoumis à la guerre d’Algérie, ni le commun des mortels qui résiste d’instinct à l’anéantissement, afin, dit Senancour, que ce ne soit pas justice. Mais en fait ceux qui s’interrogent et abdiquent, veulent juste qu’on les comprenne : c’est fait.
Les premiers à refuser la biométrie, étaient dans la position la plus dangereuse pour le faire, la mieux promise à la défaite et aux représailles. Cependant, si démunis fussent-ils, ils avaient encore à sauver cette dignité dont babillent tant, et en toute ignorance, les tas de gelée de la CNIL et de la Ligue des Droits de l’Homme. A l’automne 2003, 18 détenus sur 1300, des prisons de Loos-les-Lille, Gradignan, Neuvic et Muret, refusent de se soumettre aux prélèvements ADN, encourant selon la loi Sarkozy sur la Sécurité Intérieure (18 mars 2003), jusqu’à deux ans de prison et 30 000 euros d’amende. Et selon la loi de la prison, menaces, brimades, sévices, et cachot. Francs criminels ou pauvres incarcérés, ces 18 prisonniers sur 1300, dont on ne connaît pas les noms, pour qui nulle plume prestigieuse n’a publié de tribune ni formé de comité, ont donné l’exemple de la résistance, dans le double isolement de la prison, et au sein de la prison ; prouvant ainsi plus de liberté, que tous ceux qui, dehors, prétendaient n’avoir pas le choix. Leur geste est d’autant plus précieux, et plus abjecte, l’astreinte qui les visait, que c’est précisément leur vulnérabilité de prisonniers qui les avait désignés à cette fonction de cobayes. Il s’agissait pour le ministère de la Justice, d’un test, afin de généraliser l’enrôlement au Fichier National des Empreintes Génétiques (FNAEG).
Test positif. Dès le 1er janvier 2004, la gendarmerie de Meylan (38), est la première à contraindre les mis en garde à vue, au prélèvement biologique. On sait que fondé en 1998 par Chevènement, ministre de l’Intérieur, pour ficher un millier de délinquants sexuels, le dispositif s’élargit sous Vaillant, Sarkozy, de Villepin, ses successeurs, à 400 000 n’importe qui, y compris les enfants chapardeurs, avec l’objectif d’accroître d’autant, chaque année, le nombre des fichés. Les surenchères de députés réclamant le fichage à la naissance de toute la population (Jean-Christophe Lagarde, UDF ; Christian Estrosi, UMP), reculant provisoirement les limites de la tératologie législative. Il n’aura manqué dans cette entreprise ni la Sainte-Alliance des 27 Etats de l’Union, prompts à partager leurs fichiers respectifs, ni ce fumet d’affairisme caractéristique de l’innovation sécuritaire. Dès 2004, la congestion des cinq laboratoires d’Etat les oblige à recourir à leurs collègues du privé. Le coût de l’analyse, 100€, double ou triple suivant les laboratoires, entraînant des créations d’entreprises, d’emplois, et de taxes professionnelles, sur le juteux marché du contrôle. Elle coûte à ce jour, 400 € pièce. « La génétique est victime de son succès » soupire Marie-Hélène Cherpin, directrice du laboratoire de la police scientifique de Paris. (Le Monde. 7/12/2004) Un an plus tard, ayant pris la direction du nouveau laboratoire d’empreintes génétiques de Mérieux, à Lyon, elle n’a plus de raison de soupirer. « L’administration ne manque pas de moyens, mais il faut un temps infini pour mettre en place les projets. Face aux règles de gestion des fonds publics, je commençais à perdre patience. » (Acteurs de l’Economie R.A. Juin 2006) C’est que, voyez-vous, rien n’est plus important que de mettre en place les projets. « L’imagination des délinquants est infinie. Il faut investiguer au plus loin pour découvrir l’élément intéressant. » (id)
« Encadrant » ce fichier, comme tous les milliers d’autres, les agents de la CNIL jouent le rôle des médecins dans les unités de torture modernes : vérifier qu’on ne vous lèse pas trop, au-delà du règlement. Cependant cette autorité prétendue indépendante, constitue sous son contrôle exclusif un fichier des fichiers, auquel elle a seul accès, et qu’elle pourra en cas de nécessité, unifier en un seul fichier : le fichier total. S’imagine-t-on que l’Etat qui fiche les individus de multiples façons, omettrait le contrôle complémentaire des fichiers associatifs, syndicaux, partidaires, commerciaux ? Il est comique que tous ces journalistes et démocrates qui s’affligent du peu de moyens dévolus à la CNIL, ne s’avisent pas qu’elle en a bien assez pour remplir cette fonction supra-policière, et que l’officine officielle, supposée nous protéger de Big Brother est celle-là même qui préfigure le mieux, le Ministère de l’Amour. Protectrice des fichiers et technologies policières, la CNIL est bien plus l’agence de développement du contrôle policier, que l’agence de contrôle du développement policier. Lui donner davantage de pouvoirs et de moyens revient à confier au Bureau de Vérification de la Publicité, le soin de la lutte contre la consommation. Toute contestation, au contraire, passe d’abord par son abolition, afin que la surveillance paraisse dans sa crudité.
Dans un monde où le pouvoir monopolise tant la définition des mots (« terroriste » ?), que celle des reproches possibles, chacun s’expose un jour à l’accusation d’être ce qu’il est, de penser ce qu’il pense, de faire ce qu’il fait. Mais il est étrange qu’une société du risque, où la parfaite sécurité est sans cesse proclamée impossible, préfère détruire la liberté de tous, plutôt que de laisser échapper l’inévitable criminel occasionnel, qu’elle produit par ailleurs. Quand 30 000 enfants, suivant les gens qui comptent cela, meurent chaque jour, des ravages de l’économie planétaire, l’impunité d’un assassin, fut-il un tueur d’enfant, choque moins que le contrôle génétique de toute la population. Quant aux suspects et condamnés, innocentés par l’analyse ADN, leurs tribulations prouvent d’abord l’iniquité et l’inefficacité de l’enquête judiciaire, la sélection de boucs émissaires, souvent issus des fractions les plus maltraitées de la population. Ainsi « Le Monde » du 26 avril 2007 nous informe que 200 prisonniers ont été innocentées aux Etats-Unis depuis 1989, dont 67% de noirs. La découverte d’une empreinte ADN sur les lieux d’un crime, comme celle d’une empreinte digitale depuis 1892, servira autant à la fabrication d’un faux coupable qu’à la disculpation d’un vrai, suivant le biais de l’enquête, mais en les validant de toute l’autorité de la science, qui s’était quelque peu éventée de l’analyses digitale, et en attendant de prochaines innovations.
« Aujourd’hui, on commence à être au point sur les empreintes olfactives. C’est à dire qu’on est capable d’identifier l’odeur d’une personne en la récupérant sur des objets avec lesquels elle a eu un contact prolongé. Exemple, des vêtements, des chaussures ou un fauteuil. Depuis trois mois, c’est un moyen de preuve qu’on commence à utiliser au Centre d’Ecully. Et qui devrait se banaliser dans les années qui viennent. On travaille aussi sur l’identification des voix, ce qui permettra de créer là aussi une sorte de fichier vocal. »
Christian Jalby, Directeur du Centre de la Police Technique et Scientifique d’Ecully. (Lyon Mag n°130. Novembre 2003)
En vue de protéger la population, nous avons dû la réduire à la sujétion totale.
Les amateurs d’anecdotes s’enchanteront d’apprendre que la découverte des empreintes génétiques par Sir Alec Jeffreys eut lieu le 10 septembre 1984, en hommage à Orwell, et qu’au vingtième anniversaire de celle-ci, le grand savant se félicitait de ce qu’elle eut permis de résoudre nombre d’enquêtes criminelles et de recherches en paternité. Il est certes plaisant d’apprendre que dans ce rogaton victorien, « en gros, un enfant sur trente n’est pas de son père. » (« Le Monde », 21/09/2005) Sir Jeffreys s’inquiétant seulement de ce que de nouveaux tests de police génétique puissent renseigner sur les maladies congénitales des personnes recherchées.-« La police n’a absolument aucun droit à cette information. Je pense que médecine et médecine légale devraient à jamais rester séparées. » (« The Economist », 13/03/2004)
Admirables scrupules. Merveille déontologique. La bassesse scientifique encourage la mise au point de nouveaux moyens de police, mais feint de croire que la police pourrait s’abstenir d’en user pour violer le secret médical des suspects.
Nous aurons donc, pour déjouer l’imagination infinie des délinquants, un fichier vocal après le ficher génétique, un fichier olfactif après le fichier vocal, un fichier gustatif, tactile, cérébral, après ce fichier olfactif. (cf « Newzy », Novembre 2005) Chaque point, chaque mouvement de notre corps ou de notre esprit, devenant justiciables d’un échantillonnage et d’un enregistrement, car il n’est rien dans notre organisation et nos manifestations, qui ne dénonce le plus irremplaçable des êtres, donc identifiable ; et qu’il est des menaces si insupportables à l’Etat, quoique infimes, qu’on va aller extrêmement loin dans les mesures de protection, quitte à imposer des contraintes à beaucoup .
Nous serons sondés, relevés, testés, par cette perversion humaine, l’agent de l’autorité, doucereux, narquois, brutal, mâle ou femelle, dégorgeant de morgue, de jouissance dominatrice, de régal omnipotent : l’Etat maître jouant avec ses objets humains.
S’il était vrai que la plèbe fût abêtie sans recours par la pléthore de jeux virtuels et de pâtée industrielle déversée dessus, on s’étonnerait que ce fichier génétique, et d’autres dans les cartons, ne viennent redonder avec le Fichier Automatisé des Empreintes Digitales, (2,39 millions de personnes au 31 août 06), « la mémoire de la police » selon son gardien (« Lyon Mag » n°130. Novembre 2003) ; avec ceux des personnes recherchées (280 679 fiches en 2005), et des brigades spécialisées (grande délinquance, crime organisé, terrorisme : 174 593 fiches au 31 décembre 05) ; avec les 800 000 dossiers des renseignements généraux et les 24,4 millions de fiches de Judex (Système Judiciaire de Documentation et d’Exploitation de la Gendarmerie) et du STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées), bientôt fusionnés. (cf « Le Monde » 24/11/06 et 02/02/07) Mais d’une part la plèbe reste susceptible de secousses, comme lors des émeutes de l’automne 2005, des poignées d’opposants peuvent mériter un fichage à thème, comme ces défenseurs des sans-papiers que l’on voulait consigner dans le fichier ELOI ; et d’autre part la faim de contrôle du pouvoir s’accroît avec ses dévorations. En amont des fichiers de police stricto sensu, juges d’instruction, policiers, banquiers, employeurs, pourront éplucher le profil génétique des assurés sociaux, « si cela devenait nécessaire », grâce au Dossier Médical Informatisé. Un jour l’on apprend que le gouvernement souhaite croiser les fichiers informatiques des administrations et organismes sociaux, « afin de lutter contre la fraude aux prestations » (« Le Monde » 26/10/06) Un autre, que le numéro de sécurité sociale, le fameux Numéro d’Inscription au Répertoire, « pourrait devenir la clé d’accès au dossier médical », et permettre ainsi l’interconnexion des 400 fichiers où figure tout un chacun. (« Le Monde » 15/11/06)
Il se peut que l’Etat se réserve le produit de ces interconnexions, afin de « protéger la vie privée » des citoyens. On peut tout dire à l’Etat, comme à son confesseur ou à son confident. L’Etat paternel, maternel, fraternel, est notre meilleur ami. Il sait garder un secret et c’est pour notre bien. D’ailleurs, on n’a pas le choix : on doit tout dire à l’Etat.
Il se peut aussi que dans un esprit moderne et de transparence, ce produit soit mis en vente. Pour 7,95 dollars, le site Intelius.com vous dit tout sur n’importe qui : diplômes, CV, mariages, divorces, déménagements, revenus, train de vie, goûts et opinions. Il suffit pour cela de ratisser les banques de données, d’accès public aux Etats-Unis, depuis les listes de commande sur catalogue jusqu’aux arrêts de justice, en passant par toutes les traces laissées sur la toile. Créé en 2003 par deux anciens de Microsoft et d’Infospace, Intelius.com a depuis connu une progression de 760% et atteint en 2006 un chiffre d’affaire de 40 millions de dollars. (« Libération », 11/08/06) Mais il est bien normal que dans le village global, comme dans le village local, tout le monde sache tout sur tout le monde, à cette différence près que, conformément au mouvement de marchandisation universelle du capitalisme, tout ce qui était autrefois gratuit et commun – l’eau du village, l’intimité de ses habitants – est maintenant approprié et vendu à leurs anciens possesseurs par de créatifs entrepreneurs high tech.
Cette innovation induit un nouvel âge du fichier. Traditionnellement, celui-ci ne fonctionnait qu’en mode passif. C’était aux contrôleurs de dresser la liste noire de leurs ennemis suivant certains critères ou parce qu’ils en connaissaient les noms. Sylla, selon Plutarque, en publie trois listes à quelques jours d’intervalle, au fur et à mesure qu’ils lui reviennent en mémoire. Les recensements de 1933 et 1939, en Allemagne, et la fouille des registres paroissiaux, alliés au savoir-faire et à la technologie d’IBM, permettent de répertorier les juifs. En Amérique du Sud, dans les années soixante-dix, les services secrets listent les opposants à éliminer dans le cadre du plan Condor.
Avec l’interconnexion, le fichier ne sert plus seulement au contrôle, mais à la détection. Il devient actif. Sans cesse fouillé par des logiciels de recherche et d’analyse, il établit des portraits-robots (profils), des modèles et des prévisions de comportement, repère des cibles – ennemis, clients, administrés -, dont il donne les noms et les localisations. Asterop, entreprise de « geo business intelligence », située à Saint-Martin d’Hères, près de Grenoble, emploie un logiciel qui croise des données géographiques, économiques, sociologiques, fournies par ses clients, l’I.N.S.E.E, l’administration fiscale, les enquêtes de consommation, pour cartographier le potentiel de vente d’un millier de produits (alimentaire, bricolage, meubles, textile, beauté, culture, banque), dans 50 000 quartiers. (« Nouvel Objectif Rhône Alpes » Février/mars 05)
C’est l’interconnexion et la fouille des fichiers qui produisent pour le compte de l’Agence américaine de Sécurité des Transports, la « liste des interdits de vol », au moins 30 000 personnes, et la « liste choisie » des suspects à fouiller minutieusement dans les aéroports. (« Le Monde » 19/05/06) Peu importe que nombre de suspects et d’interdits de vol n’aient que le tort de s’appeler Buttle ou Tuttle, comme tel dissident repéré par les logiciels de recherche. Mieux vaut persécuter trop de gens que pas assez.
En vue de protéger la liberté de circulation, nous avons dû la supprimer.
L’apogée provisoire du fichage assisté par ordinateur, c’est le projet Total Information Awareness, un projet, littéralement, d’omniscience, conçu pour le gouvernement américain par John Poindexter, ex-amiral et fonctionnaire de l’Administration Reagan, agent du trafic d’armes connu sous le nom de « Contragate », cadre et/ou fondateur de plusieurs entreprises informatiques travaillant sur des contrats militaires, et directeur de l’ « Information Awareness Office » de la Darpa, entre décembre 2002 et août 2003. (cf « Tous fichés » J. Henno. 2005. Ed SW.Télémaque)
Sans entrer dans le détail, souvent confidentiel, des neuf sous-programmes constitutifs de ce projet de connaissance totale, suffise de dire que le neuvième d’entre eux, Genisys, consiste à s’emparer de toutes les bases de données disponibles au monde, par transferts, siphonnages ou rachats, et de les traiter comme un seul fichier. Ainsi les compagnies d’aviation européennes doivent-elles désormais transmettre à Washington, les noms et données de leurs passagers à destinations des Etats-Unis ; tandis que les entreprises de renseignement commercial (Acxiom, ChoicePoint, LexisNexis), rachètent leurs homologues européennes (Claritas Europe, Consodata). Peu importe que le tollé de la presse et de l’American Civil Liberties Union provoque le renvoi de Poindexter, et la suppression du titre « Total Information Awareness », les budgets du programme, 600 millions de dollars sur quatre ans, sont répartis entre les universités et les entreprises qui le poursuivent officieusement : Carnegie-Mellon University, Colorado State University, New York University, Stanford et Syracuse University, Booz Allen Hamilton, General Dynamics, Lockheed Martin, Le Parc, Raytheon, etc.
Total Information Awareness n’est que l’un de ces « projets secrètement concertés » par l’Etat militaro-industriel, contre la sûreté de chacun : un complot. Peu importe que la presse ait publié le nom, l’objet, et quelques figures de ce complot parmi des myriades d’informations. A l’âge des masses et du brouhaha, le secret n’est pas brisé tant qu’il n’a pas été martelé jusqu’à l’obsession dans l’esprit du public. Qui saisit la novlangue technique, chiffrée, euphémistique du pouvoir ? Ses mensonges derrière ses démentis ? L’étendue, le détail, les fils, embrouillés et épars, d’une telle entreprise, dont la connaissance, pour l’essentiel, reste entre ses instigateurs ? Qui peut vaincre la forteresse informatique de la National Security Agency, à Fort Meade, dans le Maryland, dont la seule note d’électricité s’élève à 21 millions de dollars par an ? (cf « Tous fichés », opus cité) Un avion fou ? des ninjas rebelles ? des cyberpirates ? Ce sont pourtant ces rôles électroniques qu’il faut aujourd’hui détruire, pour abolir le contrôle. Et c’est donc cette destruction, pleine et sans retour, que l’opposition fragmentée et parcellaire, aux pièces d’identité biométriques et électroniques, au fichage ADN, à la biométrie, aux RFID, à la vidéosurveillance, doit imposer à la CNIL, et obtenir par tous les moyens nécessaires.
Le contrôle, cependant, n’épuise pas la panoplie des moyens de gestion policière à l’ère technologique : détection, traçabilité, contention ; dont traitera une ultime livraison.