Voici une introduction de Jean Bernard-Maugiron aux deux fondateurs de la critique radicale des technologies, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau.
Ce texte est également lisible sur le site de la Grande mue, consacré à Bernard Charbonneau (ici) et en version papier (voir conditions ci-dessous).
C’était dans les années Trente, bien avant Jaime Semprun et René Riesel, avant André Gorz , Ivan Illich, Herbert Marcuse, avant même Günther Anders et Hannah Arendt, Bernanos et Orwell, Simone Weil et Saint Exupéry ; c’était en même temps ou à peu près que Giono, Aldous Huxley et Lewis Mumford ; c’était deux jeunes gens de province qui, depuis leur bourgeoise ville de Bordeaux, s’étaient mis en tête de comprendre leur monde. C’est-à-dire l’Etat et la technique dont la fusion constituait à leurs yeux le fait majeur de l’époque contemporaine.
L’un était farouchement croyant, l’autre farouchement agnostique, les jeunes gens de province quand ils s’intéressent aux idées ont la conviction farouche. Ces deux-là se déchirèrent toute leur vie puisqu’ils furent amis toute leur vie. C’est naturellement cela l’amitié, se déchirer sans jamais rompre avec un autre soi-même.
L’intelligence de leur temps leur vint de l’incessante enquête menée sur leur ville et leur pays, randonné et reconnu en tous sens, et de l’incessante lecture des penseurs passés, poètes, philosophes, critiques sociaux et romanciers. C’est ainsi qu’ils formulèrent cette maxime dont tant de loustics se sont prétendus les auteurs, sans même la comprendre, ni savoir à qui ils la volaient : penser globalement, agir localement.
C’est par cette double voie, du concret à l’abstrait, du particulier au général, de la pratique à la théorie qu’ils ont pu, à la fois, établir dans leurs écrits les fondements de la critique du techno-totalitarisme, de l’emballement technologique, de l’aliénation par la consommation et la propagande ; et d’autre part, résister avec les groupes qu’ils fondèrent dans leur pays, à la destruction de la nature et à la déshumanisation.
Ils auraient pu devenir fous d’avoir si raison, si seuls contre tous (ou presque), si longtemps avant de recevoir une attention marginale, voire condescendante, si Ellul n’avait pas eu Charbonneau, si Charbonneau n’avait pas eu Ellul. C’est Ellul qui publia le plus de livres. C’est Charbonneau qui tint "La chronique du terrain vague" dans La Gueule Ouverte, le premier mensuel « écologiste », publié en 1973 par Pierre Fournier, avec Cabu, Reiser, Gébé. On pouvait lire alors quelquefois dans Charlie Hebdo de brèves recensions titrées Lisez Ellul, lisez Charbonneau. Mais qui les lisait.
Ainsi, Ellul et Charbonneau qui avaient tenté à leurs débuts d’intéresser la revue Esprit et les groupes personnalistes à la critique du progrès, avant de virer à l’anarchisme et de croiser les situationnistes dans leur critique du Spectacle, finirent en initiant la génération des années 70 à l ‘écologie radicale. C’est judicieusement que Jean-Luc Porquet a titré Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, le livre paru en 2003, et qui a tiré les deux « libertaires gascons » des oubliettes où les tenait « l’Intelligence », comme on dit aux Inrocks.
Contrairement aux héros de la pensée du jour qui piaffent de s’augmenter et de devenir des post-humains, Ellul et Charbonneau n’ont jamais pensé, ni voulu être autre chose que des hommes. A ce titre, ils ont pu commettre des erreurs, dire des horreurs que leur reprochent bassement nos Commissaires à la bienveillance. Elles n’ont pas d’importance au regard des trésors critiques qu’ils nous ont légués.
Lisez Ellul ! Lisez Charbonneau !
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