Entretien paru le 1er novembre 2008 sur le site d’Article 11 (www.article11.info).
Comment est née votre association et comment fonctionne-t-elle ?
Nous ne sommes pas une association, et nous nous tuons, sans succès, à le répéter. Apparemment ce n’est pas audible aux oreilles de la bienpensance grégaire et collectiviste. Nous sommes des individus politiques et nous agissons en tant que tels, essentiellement par les enquêtes et les textes mis en ligne sur Pièces et Main d’Œuvre, mais pas uniquement. Nous pratiquons aussi la publication de journaux, brochures et livres, l’intervention intempestive en réunion officielle, le canular, l’occupation des lieux, et autres faits divers.
Lors d’un entretien, Noël Godin nous citait en exemple votre activisme. Vous auriez réussi à faire annuler un certain nombre de congrès de nano-technologues et d’autres manifestations du même tonneau. Vous pouvez nous en dire plus ?
Légende urbaine inspirée de faits réels. Nous en avons troublé quelques-uns, considérablement.
Vous écrivez : « L’universitaire des sciences humaines et de la philosophie, s’est rendu à la tyrannie technologique ». Il n’y a plus de chercheurs, de penseurs, qui interrogent vraiment les technologies, remettent en cause leurs bienfaits ? L’objectivité au niveau des avancées technologiques n’existe plus ?
L’objectivité ? Qu’est-ce que c’est ? Il y avait une distance, un esprit critique de la « modernité » (Baudelaire) à la « merdonité » (Leiris) pour aller vite, qui nourrissait la querelle dite « des deux cultures », humaniste/littéraire versus scientifique/technique. On trouvera ici ou là un universitaire isolé (Elisabeth de Fontenay ?) dont l’enseignement contredira tel ou tel aspect de la tyrannie technologique, mais certainement plus l’équivalent d’un Jacques Ellul qui, de toute façon, ne fut jamais prophète en ce pays. En revanche, il y a abondance de discours, de verbiage d’accompagnement par des Stiegler, Latour, Attali, Atlan, Ewald, et on en passe d’aussi fumeux et faisandés pour « glamouriser » intellectuellement les technologies, de la même façon que nombre de plasticiens ou de danseurs les « glamourisent » artistiquement. C’est d’ailleurs cohérent. Les technosciences ayant pris le pouvoir, c’est de leurs potentats que dépendent maintenant les financements et les carrières, et ça, c’est objectif.
Vous écrivez aussi : « la technologie n’est rien d’autre que du pouvoir sur le monde, et de ceux qui en ont le privilège sur ceux qui en sont privés. » La technologie serait l’ultime moyen de contrôle et de domination ?
Pour comprendre ce que signifie l’inégalité technologique, songez à la façon dont les États européens ont conquis le monde depuis le début des Temps Modernes (1492). Ou à celle dont les classes supérieures ont écrasé les classes inférieures depuis les débuts de l’ère industrielle (1750), et davantage encore, toujours plus, depuis la première guerre mondiale. Dieu est avec les bataillons scientifiques. Voici cinq ans que l’armée américaine et ses contingents alliés occupent l’Irak et l’Afghanistan avec infiniment moins de troupes et de pertes qu’un seul jour de guerre à Verdun. Mais bien entendu, la question de la supériorité militaire n’épuise pas le sujet. La police, c’est « l’organisation rationnelle de l’ordre public », à la fois gestion, administration ET discipline, dont la technologie constitue le point culminant. « Technologiser » (pardon pour ce monstre), c’est rationaliser. Chaque instant, la société technologique nous plie et nous éduque davantage à sa rationalité, sous l’autorité des technarques.
Vous dites que l’histoire désormais est principalement condensée dans « l’accélération technologique ». De nos jours, l’essentiel des évolutions de société se jouerait à ce niveau, ce serait le point déterminant de l’histoire ?
Le point déterminant de l’histoire, c’est après l’histoire qu’on le connaît, et encore convient-il de ne pas abuser des prophéties rétrospectives. L’accélération technologique entre en collision avec deux autres forces, le monde physique, matériel, dont elle dépend, quelque effort qu’elle fasse pour s’en affranchir, et le facteur humain qu’elle tâche aussi d’éliminer. Il n’est pas sûr qu’elle trouve dans un monde essoré à l’os de ses minerais et même de ses ressources élémentaires (eau, sols, air) les moyens de ses ambitions, mais c’est justement son pari : faire toujours plus avec toujours moins. Quant au facteur humain, il est sûr que les foules ne se soulèvent pas tant qu’elles peuvent supporter. Mais quand cela devient insupportable ?… Les émeutes de la faim dont on a vu le retour cet été, en Afrique, après des décennies de « lutte contre le sous-développement » étaient le fait de gens qui sans doute, comme ici, auraient préféré continuer à mener une vie terrible et soumise, dans le déni et l’oubli ; des gens paisibles, ou résignés, ou conscients des rapports de force ; mais qui soudain n’avaient plus le choix. Apparemment, il faudra aller au pire, pour savoir quel était « le point déterminant » de cette histoire.
Parlant de l’état du 21e siècle, de ceux qui s’en font les alliés, vous dites : « ce n’est plus le chien qui montre les dents, c’est les dents qui deviennent le chien. » Sans l’arsenal technologique, l’état n’est plus rien ?
Loin de là. Mais la technologie et spécialement les « hypertechnologies » (nanos, biotech, informatique, sciences cognitives) combinées offrent au pouvoir tout à la fois des moyens de coercition et un champ d’expansion quasi-forcés. C’est un article du Monde Diplomatique qui le remarquait ; « Les commandes de l’État sécuritaire sont aussi massives que celles de l’ancien État providence »5. Elles sont surtout plus judicieuses. L’unification de l’économie planétaire sert justement, entre autres, à réduire les frais de « providence », totalement improductifs en termes de R&D, à l’inverse du sécuritaire. Quand on réduit les frais de carotte, il faut bien augmenter les frais de bâton. La plupart des groupes industriels et technologiques se diversifient désormais dans l’offre de produits et de services sécuritaires.
Vous êtes très critiques envers les institutions de contrôle censées veiller au respect de nos droits en la matière, comme la CNIL. Ces « garde fous » ne servent à rien ?
La CNIL a été créée en 1978 dans la foulée du scandale « Safari » - premier projet de fichage général de la population - pour endormir l’opinion. Composée de commissaires issus des grands corps d’État et nommés par le pouvoir, financée par ce dernier, elle n’est ni indépendante, ni dotée de capacités décisionnelles – encore moins depuis sa réforme de 2004.
Comme toutes les « autorités » formées sur son modèle, elle n’est pas un garde-fous, mais un pare-feu pour le pouvoir – ou si on préfère, un garde-fous anti-contestataires. Elle permet de détourner des décideurs la contestation des citoyens, pour la dissoudre dans le discours du « respect des droits et des règlements ». Mais quelle différence cela fait-il d’être espionnés par une caméra de vidéosurveillance autorisée par la CNIL, de figurer dans les centaines de fichiers conformes au règles du moment, ou d’avoir le droit de rectifier ses données stockées, autrement dit de contribuer à son propre fichage ? Depuis sa création, la CNIL a permis l’instauration, entre autres, du passe Navigo dont la puce RFID assure le suivi personnalisé des déplacements ; de la biométrie dans les cantines scolaires ; des mouchards électroniques dans les voitures assurées par certaines compagnies ; de la vidéosurveillance généralisée, du passeport biométrique, etc. Tous dispositifs de contrôle et de surveillance conformes aux lois en vigueur. Aussi n’est-ce pas pour des prunes que nous avons, avec d’autres, occupé la CNIL en décembre 2007 et demandé sa dissolution.
Le cerveau serait la dernière zone de manipulation. Elle ne tardera pas à être envahie ?
On sait déjà détecter les mensonges grâce à l’imagerie cérébrale (votre cerveau reconnaît ces lieux que vous niez avoir fréquentés), ou l’intention d’un mouvement avant que celui-ci ne soit effectué. On peut altérer les intentions motrices ou les perceptions, et modifier les comportements par l’implantation d’électrodes dans le cerveau – on le fait pour les tremblements des parkinsoniens, pour l’anorexie et la boulimie, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et la dépression. On téléguide des rats, des singes ou des dauphins via des électrodes implantées. On peut aussi, avec la stimulation magnétique transcrânienne, vous rendre super doués ou complètement stupides. On sait effacer des souvenirs ou en créer de nouveaux. Les interfaces cerveau-machines permettent de commander un ordinateur ou un dispositif électrique par la pensée – mais pourquoi pas l’inverse ? Au Japon, on teste des casques à électrodes pour télécommander les mouvements des cobayes humains. Les outils de manipulation des cerveaux vont bientôt s’enrichir de dispositifs bien plus performants grâce la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, sciences cognitives et sciences de l’information. Ces prochains mois ouvrira à Grenoble « Clinatec », clinique expérimentale qui testera l’implantation de nano-dispositifs dans le cerveau – sous l’inusable prétexte médical de soigner les maladies neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson, etc) produites en série par la société industrielle. Outre que les interfaces neuronales, les yeux, oreilles ou hippocampes artificiels donneront naissance à l’homme hybride, bionique, les nano-neurotechnologies ouvrent de belles perspectives aux manipulations cérébrales. C’est François Berger, neuro-oncologue engagé dans Clinatec qui le disait en 2006 devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques : il existe « un risque qu’on puisse déclarer que la neurostimulation était utilisée pour modifier la pensée et le comportement ».
Vous avez également publié « le téléphone portable, gadget de destruction massive ». Quelle thèse y développez-vous ?
Contrairement à ce que ressassent chercheurs et industriels, la technologie n’est pas neutre : quels que soient les « bons ou mauvais usages » qui en sont faits, elle transforme le monde et nos vies. Le téléphone portable est un cas d’école. Ce gadget, dont le développement est le plus rapide de l’histoire des technologies, a bouleversé les rapports sociaux, le travail, notre rapport au temps, à l’espace, à nous-mêmes et aux autres, au prix de ravages environnementaux, sanitaires et sociaux qui sont détaillés dans cet ouvrage. On voit, à travers cet exemple, que les usages, bons ou mauvais, importent peu. Le monde du téléphone portable n’est pas le monde sans téléphone portable, sans que nous ayons jamais eu notre mot à dire sur ce bouleversement qui s’impose à tous, réfractaires ou consommateurs avides.
La surveillance et le contrôle sont partout dans notre mode de vie contemporain. Comment les éviter, concrètement ?
En vous rendant invisible ? En vous retirant de toute vie sociale ? Tout corps plongé dans l’eau se mouille : vivre dans ce monde-là nous contraint à la société de contrôle et de surveillance et il n’y a plus d’ailleurs. Les parcelles des paysans sont surveillées par satellite pour vérifier les déclarations de plantations et ouvrir droit aux primes. On peut se passer du portable (on peut !) et éviter la traçabilité via relais de téléphonie. On peut refuser les papiers d’identité biométriques, à condition de renoncer à sortir du territoire. On peut toujours crypter ses mails, hacker les puces RFID et rendre sa carte bancaire. Mais comment échapper aux caméras et aux 400 fichiers dans lesquels chaque Français figure en moyenne ? La technosphère est un monde total et totalitaire.
Selon vous, c’est le sécuritaire qui aurait privé la gauche de ses capacités d’opposition. Vous pouvez préciser ?
Le sécuritaire est à la droite et au pouvoir ce que le social est à la gauche, et la critique de la vie quotidienne à la contestation radicale. Une manière concrète de faire de la politique de « proximité », de s’insinuer dans les « quartiers », dans la trame même de la vie « des gens ». Cette stratégie est la version locale et tardive du concept de « sécurité nationale », produit aux États-Unis en 1947, et qui a depuis servi de doctrine à tant de dictatures et d’opérations de terreur, aux colonies, ou dans les pays vassaux (Grèce, Argentine,etc.) Fomenté durant des décennies, le sécuritaire émerge en France métropolitaine en réaction au mouvement de mai 68, et sous le « libéralisme avancé » des années Giscard. Le « sécuritaire » a permis de laminer la gauche militante en substituant au conflit social, d’abord le conflit ethnique Français/immigrés, vite envenimé par la montée du chômage, et amplifié à la génération suivante par l’opposition entre jeunes « d’Origine » et vieux « de Souche ». La ghettoïsation de populations toujours plus nombreuses, plus pauvres, plus diverses, dans des habitats lugubres et délaissés, le chômage de masse, la délinquance et la xénophobie, ont fini par submerger les militants au début des années 80. Ils ont quitté « les quartiers », et leur départ pour la campagne ou pour le centre-ville a laissé la place au Front National, aux bandes et aux dealers. Ayant créé « la jungle », l’État pouvait imposer à une société en crise son nouveau contrat de protection : le contrôle maximal par tous les moyens de contention imaginables.
Dans votre livre revient souvent cette citation de Victor Serge, formulée en 1921 : « Il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte, et que toutes les polices, quelles que soient leur machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes, sont à peu près impuissantes. » L’histoire lui a donné tort ? Les polices ne seront jamais impuissantes, toujours gagnantes ?
Les prédictions ne sont pas notre dada. Les théories sont explicatives plutôt que prédictives. Ce qu’on peut dire, c’est que dans l’ensemble, les forces de l’ordre établi perdent quelquefois des batailles, mais à quelques exceptions près – d’ailleurs fort peu ragoûtantes - jamais la guerre. Ces exceptions étant la Chine (1949), Cuba (1959), le Nicaragua et l’Iran (1979), pour l’histoire récente. Il faut se confronter à ces faits, si l’on veut que le mouvement pour l’émancipation, ou même la simple conservation de conditions de vie humaine soient autre chose que la promesse mystique du Royaume céleste. L’autre écueil, c’est que la généreuse et romantique tradition révolutionnaire a toujours mis l’accent sur le facteur humain, politique et héroïque, le peuple insurgé, pour renverser le rapport de forces face à l’appareil de terreur, militarisé et fort de la suprématie technologique. Nous ne pouvons pas continuer à contester sans réévaluer drastiquement le facteur technologique, d’autant que l’accélération technologique lui donne d’année en année une importance croissante dans l’organisation sociale.
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