Une interview de Jean-Michel Truong parue dans Libération, où le chercheur spécialisé en intelligence artificielle expose les dangers des nanotechnologies. Pour ceux qui s’interrogent sur les raisons des oppositions à Minatec, Nanobio et Crolles II.
mai 2002
Libération 11/12 mai 2002
"Un œil interne pour Big Brother"
Avec la puce, l’homme devient son propre délateur, juge Jean-Michel Truong, expert en intelligence artificielle.
Libération 11/12 mai 2002
“Un œil interne pour Big Brother”
Avec la puce, l’homme devient son propre délateur, juge Jean-Michel Truong, expert en intelligence artificielle.
Psychologue et philosophe de formation, ancien enseignant et chercheur à l’université de Strasbourg, Jean-Michel Truong est le fondateur de Cognitech, première société européenne spécialisée en intelligence artificielle. Il travaille aujourd’hui comme consultant international en transfert de technologies avancées. Il est aussi romancier et essayiste [1].
L’implantation de puces sous la peau n’est pas un phénomène neuf. Mais, avec VeriChip, doit-on craindre une généralisation ?
VeriChip constitue un progrès majeur pour la traçabilité du cheptel humain. On voit clairement comment son usage se répandra. D’abord, en invoquant le prétexte humanitaire. La puce, nous dit-on, permet aux médecins d’intervenir plus vite en cas de problème. C’est ainsi que commencent toutes les dérives technologiques : voyez le clonage humain. Puis se construiront autour d’elle des systèmes toujours plus nombreux, qui justifieront qu’on “empucèle” des couches toujours plus larges de la population. Un jour viendra où l’on ne pourra plus vivre sans elle - comme c’est déjà le cas sur Internet sans carte bancaire. Ce jour-là, on envisagera de l’implanter systématiquement à la naissance. Son port deviendra obligatoire. Se “dépuceler” sera criminel.
D’où vient l’exigence de traçabilité ?
Elle correspond au besoin antique d’assurer l’intégrité des transactions génétiques et commerciales par l’identification rapide des géniteurs sains et des débiteurs fiables, ou de leurs contraires, les individus à risque. La société y pourvoyait par toutes sortes de marquages, à même la peau (tatouages...), sur les vêtements (décorations, étoiles jaunes...) ou au moyen d’accessoires (cartes d’identité, bracelets électroniques, etc.). De nos jours, ce besoin est exacerbé par l’émergence de pressions sociales nouvelles : d’abord, l’idéologie du “zéro-défaut” née dans l’industrie s’est étendue à toute la société qui cherche à écarter les individus défectueux. L’aspiration au “risque zéro” joue dans le même sens. Enfin, la perte de confiance résultant de la multiplication des identités virtuelles sur les réseaux plaide en faveur de moyens d’identification sûrs. VeriChip est une réponse à ces pressions.
VeriChip et les gadgets électroniques faits pour nous traquer ne représentent-ils pas l’avènement de Big Brother ?
Il y a là un saut quantique dont on ne mesure pas encore la portée. Avec son VeriChip incarné au plus intime de lui-même, l’homme n’est plus seulement porteur d’une carte de crédit, il est sa carte de crédit. Avec le VeriChip, je n’ai plus besoin qu’un autre réponde de moi : la petite puce tapie en mon sein répond pour moi et répond de moi. Mais, en même temps, exactement comme jadis j’étais dénoncé par ma carte bancaire en payant au péage, je deviens mon propre délateur. Désormais, Big Brother saura à chaque instant où je me trouve, et avec qui. L’œil de Big Brother pèsera sur moi, certes, mais comme un œil interne, tel celui qui jusque dans la tombe ne cesse de fixer Caïn. VeriChip sera devenu le siège électronique de la conscience.
Kevin Warwick, le professeur d’Oxford, rêve que les cerveaux humains soient directement reliés entre eux. Fantasme ou projet ?
Techniquement parlant, ces applications sont tout ce qu’il y a de plus faisable. La technologie à la base du VeriChip est même déjà obsolète. Les nanotechnologies permettent de franchir un pas supplémentaire dans cette direction. Mais l’avenir de ce type d’application réside dans les biotechnologies. Après tout, nos cellules sont emplies d’une substance particulièrement apte à mémoriser et traiter des informations, l’ADN. La majeure partie de cette mémoire demeure inexploitée - l’ADN mitochondrial, notamment. Reste à développer un lecteur-graveur capable d’y inscrire des informations et de les retrouver. Une version CD réinscriptible de l’ADN. On disposerait ainsi d’un équivalent non intrusif du VeriChip.
À quelle cadence se fera “l’empucelage” de la société ?
Cela dépendra de l’évolution de ces pressions, et de l’intensité des résistances et des modes qui se feront jour. Selon qu’être empucelé sera ou non vécu comme glamour, branché ou sexy, cela pourra prendre de quelques années à plusieurs décennies.
Propos recueillis par Laure Noualhat
[1] Dernier ouvrage : Totalement inhumaine , Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2001. www.jean-michel-truong.net