En mars 1973, le lycée Argouges, à Grenoble, s’appelait Jean Bart. Et au lycée Jean Bart, en grève comme tous les lycées de France et de Grenoble, Philippe, joli brun aux cheveux frisés, s’activait au comité de lutte contre la loi Debré : distributions du journal « L’Amer Michel » et manifestations à 20 000, place Victor Hugo.
Mai 2008, Philippe, respectable instituteur, joli vieux aux cheveux blancs, père et grand-père de famille, participe toujours aux manifs lycéennes. Il s’incruste, le bougre. C’est pas qu’il fasse un blocage, mais selon lui, plus il y a de monde, et d’adultes, dans les manifs lycéennes, moins les brutes de la BAC (Brigade anti-criminalité) peuvent se livrer à leurs tabassages. « On l’a bien vu en 2006, dans les manifs contre le CPE. » Un maniaque, vous dit-on. Sauf que de notoriété publique, y compris au Club de la Presse, et pour quelque mystérieuse raison, la flicaille locale a le flashball facile, la grenade abondante, et le tonfa rageur. Comme s’il s’agissait de casser quelque chose à Grenoble. Un certain esprit de contradiction, une obstination à manifester après l’heure et sans permission. Justement, jeudi 22 mai, c’était Sainte-Manif : procession syndicale pour les retraites, monôme écolier pour des profs. Rien d’extrémiste, hein. La CGT emmène le gros du troupeau brouter les pelouses du parc Paul Mistral, mais la sono crachouille que « malheureusement », une fraction égarée des ouailles a filé direct à la préfecture, place de Verdun, « où la casse a commencé ». Ni une, ni deux, les pépères de la FSU, de SUD et de la LCR-GPA (Grand Parti Anticapitaliste), s’en vont, drapeaux au vent, rejoindre la jeunesse frondeuse. « Je les connais, dit Philippe, c’est les mêmes à chaque fois qui en ont marre des manifs merguez. On doit être avec eux, dire qu’on partage ce défi de la manif non-autorisée. »
Bon, alors on partage. Vous y étiez, vous avez vu. La place de Verdun ressemble à une immense cour de récré. Les flics barrent le chemin du rectorat. Devant, quelques rangées de mômes s’époumonent. Derrière, quelques loustics balancent de temps à autres un missile plus ou moins contondant avant de se trisser à toutes semelles. Les flics grenadent, envolée de moineaux. La BAC, postée à l’angle d’une rue adjacente, fait un raid, s’empare brutalement de quelques isolés. La fumée se dissipe. Ressac de la foule. Une bande d’indiens traverse la place en hurlant, arrache un paquet de lattes d’une superbe cabane en bois durable, proposée à l’édification écologiste des populations, puis fonce vers le centre-ville avec des intentions hostiles aux vitrines.
Maintenant, on est à l’angle de la rue de Bonne et de la rue de Sault, près de la place Grenette bouclée par la police. Des jeunes signalent les rôdeurs de la BAC, sans brassard ni aucun signe d’identification. Il faut dire que Philippe a dans le genou un mauvais souvenir de la BAC, sous forme de grenade ou de balle en caoutchouc, les experts en discutent. Et voilà, une impulsion, un fol accès de kleptomanie, il fauche la matraque d’un méchant qui la cachait très mal, et la brandit en criant que ceci, cela, et que la BAC n’a rien à faire dans une manif. Quatre lardus lui sautent dessus, le renversent, lui cognent la tête au sol, un poing se lève pour lui écraser la face, « je crois que c’est mes cheveux blancs qui m’ont sauvé. » On lui tord les bras, ses lunettes volent, il est embarqué, les vociférations pleuvent. « Enseignant ! Feignant ! T’as pas honte !... Dans quelles mains sont nos enfants ! »
A l’hôtel de police, c’est dur à dire, mais il est rassuré de se retrouver avec des flics « normaux ». On le connaît. « - Tiens, c’est Goubault !... Un soixante-huitard attardé. » Philippe aussi connaît du monde. Par exemple un flic qui a tenté de lui barboter des petites voitures de collection dans une vente spécialisée. Such a small world.
Comment se passe une garde à vue en 2008 ? De manière aussi sordide qu’en 1973. Fouille à nu, cellule répugnante puant la pisse, couvertures souillées, murs couverts de crachats et de graffiti, cris et passages à tabac dans un bureau voisin. Dialogue surpris entre deux fliquettes narquoises. « -T’as vu quelque chose, toi ? – Non, moi j’ai rien vu. »
Déposition. On n’est pas obligé mais Philippe signe le PV. Signalisation. Il passe à la photo, au piano (empreintes digitales), et crache son ADN. L’OPJ lui a fait un coup de pression. « Si vous refusez, vous aggravez votre cas. » A ce moment, Philippe ignore de quelle inculpation il va écoper. Si sa condamnation est inscrite au casier judiciaire, il perd son poste d’instituteur. Un jeune flic :- « Chef, pour mon départ en stage « ardoise » c’est la semaine prochaine ? » Tiens ! On croyait que l’introduction du fichier « Ardoise » avait été annulée ?
Le lendemain on annonce à Philippe que Borel Garin, le directeur général de la sûreté, « veut le rencontrer ». Curiosité de flic ? Examen de personnalité ? Flatter les vanités ? A quoi ça ressemble un « soixante-huitard attardé » ? Qu’est-ce que ça a dans le crâne ? Est-ce que ça mord encore ? Peut-on faire copain-copain ? Rester « en contact » ? Une commissaire assiste à l’entretien, peut-être celle qui intervient sur les espiègleries contestataires, genre occupation de grue ou chahut aux Etats généraux de la recherche. Borel Garin fait son numéro habituel : Vieux Grenoblois, la Cité Macé, origines ouvrières – tout ce qu’il a trahi- ; trente-cinq ans de police, le RAID, l’exécution de Human Bomb à Neuilly, vous vous rappelez ? Le Héros Sarkozy emportant les enfants dans ses bras, au péril de sa vie ; Libé prophétisant son « destin national ». Jean-Louis Fiamenghi, patron du RAID : « Nous avons un lien affectif avec Sarkozy, il nous a remis le pied à l’étrier. » (Le Monde. 7 octobre 05) Borel Garin. Piapiapia. La police est beaucoup moins dure qu’avant. Il apprécie beaucoup la CGT et le PC, des gens responsables. La police, il en faut. L’ordre c’est nécessaire. C’est difficile. Si vous voulez faire une ronde en voiture, avec nous, vous verrez. Piapiapia, piapiapia. Une heure et demie de « dialogue ». La démocratie c’est cause toujours. Et pis, ferme ta gueule, « Force à la Loi ! ». Pas de quoi rassurer Philippe sur son sort judiciaire, car le disert Borel Garin peut faire charger un groupe de lycéens avec qui il vient de jovialement piapiater. Naïfs lycéens. La raison pour laquelle la répression des manifs est si rugueuse à Grenoble s’appelle tout bonnement Borel Garin. Les bourriques de base ne font que ce qu’il ordonne ; il aime bien ordonner ; et il n’aime pas être contredit.Force à ma loi.
Au tribunal le juge comme les procureurs, comme le directeur de la police, n’a qu’une question aux lèvres : « Expliquez-nous monsieur, pourquoi il n’y a plus qu’à Grenoble que les émeutes persistent ? » Ben, c’est la faute à Philippe. Non, c’est pour rire !
Emeutes. Comme vous y allez. Les gens de loi et d’ordre utilisent le mot à peu près aussi facilement que les plus chaudes têtes. Du coup, il suffit d’une manif « sauvage » (non-déclarée), et de trois carreaux cassés pour qu’on pérore d’émeute à tort et à travers. De quoi parlerait-on, si tout le bas-peuple retranché sur les toits, forçait les troupes à sortir de la ville à coups de tuiles ?
Philippe répond que c’est au préfet de répondre à cette question et la procureure (reuse ? enfin l’accusation) passe au réquisitoire. Pour outrage et rébellion, escamotage de matraque et deux malheureux petits coups de pied de rien du tout, elle réclame deux mois avec sursis, qui se transforment après d’absconses opérations d’algèbre pénale en 1800 € d’amende, dont 1200 € de « dédommagements » aux quatre malabars qui l’ont rudoyé, pour le dérangement. Plus le billet de cinq fauché par un matuche à l’hôtel de police. Faut comprendre, les flics ça a toujours des besoins et des faux-frais.
L’objet de ce texte, c’est aussi de passer le chapeau, pas tant pour Philippe qui est riche d’amis, que pour les lycéens emballés au fil des manifestations. Pour donner, adressez-vous à la commission anti-répression : antirepgre@no-log.org ou 06 25 98 70 14.
Grenoble, le 30 mai 2008
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