Mardi 15 juillet 2014, nous avons révélé l’épidémie de cancers qui frappe le personnel scientifique de l’Institut national de science appliquée (INSA) de Lyon. (1) Cette information, étayée par une note interne d’un laboratoire, déclenche une série d’articles dans la presse et affole la direction de l’INSA. Laquelle ordonne à ses employés de ne pas parler aux journalistes, et charge sa responsable de communication, Caroline Vachal, de produire les éléments de langage afin d’éteindre l’incendie.
N’étant pas journalistes, nous pouvons discuter avec des personnels de l’INSA. Voici ce que racontent ceux que nous avons rencontrés.
L’affaire des cancers tombe mal pour l’INSA, empêtré dans des problèmes financiers si graves que les accusations de malversations volent entre ex-responsables. (2) Dans les 21 laboratoires de l’institut, on nous décrit une ambiance de travail « atomisée », où chacun travaille sur sa « brique de recherche » dans son bureau, jalousant les publications des collègues. On ne se parle pas. Ceux du CNRS mangent dans leur cantine à part. Les chercheurs du labo informatique n’ont découvert qu’il y a deux jours la maladie de leurs collègues. Rien que de banal en milieu scientifique.
La rumeur concernant des cas de cancers enfle depuis le printemps 2014. Sans doute en raison de la maladie d’un chercheur, dont l’épouse également chercheuse à l’INSA est morte du cancer quelque temps auparavant. Le mari et la femme, cela devient voyant, et cela délie les langues. Soudain, on s’aperçoit que neuf personnes, de 27 à 55 ans, ont été touchées depuis une dizaine d’années. Cancer du sein, de l’utérus, du poumon, des testicules, etc. Un thésard resté trois ans et revenu après son post-doc, la petite trentaine, par exemple. Les victimes ont toutes travaillé au sous-sol du bâtiment Blaise Pascal de l’INSA. Là où se trouve la plateforme de microscopie du CLYM, mais pas seulement. D’après nos témoins, la salubrité des locaux pourrait être en cause. On signale notamment des remontées d’eau suspectes dans ce bâtiment construit en 1957.
Les nanomatériaux étudiés sur place ? Nul ne sait si leur manipulation sous vide aurait pu donner lieu à des dispersions dans l’air. D’après l’enquête diligentée par Algade, un organisme de contrôle spécialiste de la mesure de la radioactivité et de la radioprotection, les microscopes électroniques de la plateforme n’émettraient pas de rayonnements ionisants. Bref, selon la direction, le lien de causalité entre une exposition professionnelle et cette épidémie mortelle ne serait pas avéré. Et les syndicats ? « Ils mangent avec les patrons », disent nos interlocuteurs. Aucun communiqué syndical n’a paru sur cette série de cancers. L’emploi n’a pas d’odeur. Et le Comité hygiène, sécurité, conditions de travail ? Il est invisible. Et la médecine du travail ? Depuis lurette, les chercheurs de l’INSA n’ont plus droit qu’à une visite médicale tous les cinq ans. S’ils la ratent, ça fera dix ans. De quoi développer des tumeurs incognito. Et les chercheurs passés par le sous-sol maudit et partis ailleurs ? Certains, ex-collègues des malades, disent qu’ils ne feront pas d’examens médicaux. Surtout ne pas montrer de crainte, et plus encore, ne pas croire et laisser croire que des activités scientifiques seraient dangereuses. Ce serait faire le jeu des obscurantistes.
Dans une société cancérigène où le destin normal est de mourir du cancer, puisque les poisons infestent l’eau, l’air, les sols, l’alimentation, les chercheurs de l’INSA ne constituent pas une exception ; et d’ailleurs, les cancérologues ne manquent jamais de rappeler les causes « multifactorielles » de ces maladies – ce qui revient à exonérer toutes les causes particulières et repérées.
Depuis que la vérité a éclaté à l’INSA, nulle assemblée générale, nul mouvement de protestation, nulle affiche, nul tract, n’a dénoncé cette hécatombe. Au contraire, certains ont profité du désistement des rares craintifs pour prendre leurs créneaux d’utilisation des microscopes au sous-sol – avant l’interdiction d’accès finalement décidée par la direction.
On disait autrefois qu’un vrai mineur devait « voir son sang » sept fois par jour. Pourquoi les chercheurs adoptent-ils la fierté morbide de qui se tue au travail ? Entre déni et course à la carrière, il faut voir dans ce mépris de soi, dans cette perte de l’instinct de conservation, l’aliénation et la soumission de ceux qui, après des années d’études, se croient l’élite et placent leur ambition au-dessus de leur vie. Et qui, selon nos témoins, ressassent le mantra de leur ministre Geneviève Fioraso : « Si ce n’est pas nous, ce sont les Américains et les Chinois qui le feront ».
Publish and perish. À l’INSA comme au CEA, il faut sauver la recherche.
NOTES
– (1) Voir Epidémie de cancers à l’INSA de Lyon
– (2) Voir http://acteursdeleconomie.latribune.fr/debats/opinion/2014-05-06/-j-ai-mis-fin-aux-pyramides-de-ponzi-de-l-insa-de-lyon.html