Ce n’est pas tous les jours qu’on fait une découverte exceptionnelle. Nous étions partis pour enquêter sur le pays de l’artificialisation – lui-même artificiel - autrement dit les Pays-Bas. Un pays vague et mouvant qui avala jusqu’à l’Artois, jusqu’à la Picardie presque, et lança ses tentacules dans le monde entier. Nous avions pour cela quelques indices et motifs, les polders, ces terres conquises au fil des siècles sur la mer ; la construction d’étables et porcheries verticales, en immeubles, à Amsterdam ; la mise au point du fameux « steack artificiel » à l’université de Maastricht ; la prolifération des Center Parcs, ces bulles de paysage hors-sol pour vacanciers des villes ; en vrac (mot néerlandais), les moulins, les canaux, les draperies des Flandres … des clichés, quoi. Et puis nous sommes allés de surprise en surprise, au point de ne pouvoir nommer cette succession de surprises que par le terme d’orangisation. C’est le privilège de l’ignorance, direz-vous. Qui ne sait rien croit découvrir la lune chaque fois qu’il enfonce une porte ouverte. Reste que les savoirs épars des spécialistes que nous avons pillés en généralistes de la politique – historiens, économistes, une philosophe… - n’expriment pas, ou peu, la vue d’ensemble de cette orangisation qui demeure enfouie sous un énorme lieu commun anglo-saxon.
Chaque fois que l’on creuse sous les Etats-Unis et le Royaume-Uni, on exhume les Provinces-Unies : la première république (bourgeoise) d’Europe, la première révolution agricole, la première industrie, la « nation capitaliste par excellence » (Marx), un empire commercial et maritime global, des Amériques à l’Afrique du sud, des Antilles à l’Indonésie. Un pays qui au Siècle d’or sert de modèle économique à Richelieu, Colbert et l’Europe ; de modèle politique à John Locke et à l’Angleterre - au point de renverser son propre roi, Jacques II, au profit du stathouter, Guillaume III d’Orange, débarqué à la tête d’une armée de « libération ». Dès lors, l’orangisme se diffuse surtout sous pavillon britannique, puis américain.
Non seulement des théoriciens qui pensent le libéralisme économique et philosophique (Grotius, Mandeville), mais des ingénieurs, des entrepreneurs qui fondent la Banque d’Angleterre et la Nouvelle Amsterdam (New York), qui exportent leurs sciences et techniques des réseaux dans le monde entier.
Orangisation/Organisation. Un petit pays, bourbeux et surpeuplé, une vaste conurbation en perpétuel état de catastrophe naturelle, et qui par son industrie a retourné cette catastrophe en entreprise prospère, a évidemment des solutions à vendre au monde entier quand le ciel lui tombe dessus et que l’eau commence à monter. Des cités flottantes, par exemple. L’orangisme, c’est l’organisation rationnelle, la citoyenneté contractuelle, l’efficacité pratique et l’indifférence marchande. Le centre du « libre et doux commerce », de la libre imprimerie et de la libre conscience (Erasme), asile des dissidents (huguenots) et foyer de Lumières (Diderot, Montesquieu), gère la coexistence fonctionnelle entre ses communautés et nourrit aussi bien le rationalisme de Descartes que l’industrialisme de Saint-Simon ou le nationalisme plébiscitaire de Renan.
C’est toujours à Amsterdam, cette smart city sillonnée de cyclistes bienveillants, nourris aux légumes bios issus du maraîchage urbain, que lecteurs du Monde et de Télérama, vont aujourd’hui chercher les règles et les bonnes pratiques du bien-vivre-ensemble. Ecologistes et technologistes s’y connectent et s’hybrident dans leurs espaces collaboratifs. Nederland Inc. est une société ouverte et progressiste, où des médecins affables et innovants font de la recherche sur des embryons génétiquement modifiés, pratiquent la vente et l’implantation de gamètes, ainsi que l’assistance au suicide, y compris pour des adolescents. Tout se vend, tout s’achète. Tout ce qui est techniquement possible est réalisé, tout ce qui ne l’est pas encore, le sera bientôt. Quand la Reine Maxima inaugure la première branche européenne de la Singularity University, à Eindhoven, en 2016, il s’agit tout à la fois pour les transhumanistes de profiter d’un réseau de sympathisants locaux dans un milieu favorable, afin de se lancer à la conquête de l’Europe - et d’un retour aux sources. Au pays de l’artificiel, d’où se répandit, voici quelques siècles de cela, ce vaste projet de maîtrise et destruction créatrice de la nature. Si ce monde est bleu comme une orange, s’il pourrit et suffoque d’empoisonnement chimique, contraignant ses habitants à s’artificialiser eux-mêmes pour y subsister, c’est des Pays-Bas qu’émanèrent d’abord ce mouvement de technification totale, et ses miasmes morbides. Les Pays-Bas sont le modèle et la matrice de la Silicon Valley et de toutes les Silicon Valley du monde.
C’est triste à dire, mais ce fut pour nous une visite aussi passionnante qu’effarante. Ce n’est pas tous les jours non plus qu’on découvre le laboratoire du maléfice industriel.
TomJo / Pièces et main d’œuvre
Lille, Grenoble
Septembre 2019
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