Erwin Chargaff a joué un rôle capital dans les découvertes relatives à l’ADN. Quand il a vu l’usage qu’on s’apprêtait à en faire, il a jeté ses recherches aux orties. Cette attitude rare lui a valu la calomnie ou le silence.
Quelque cinquante ans plus tard, c’est cet homme que le magazine d’Aventis, la firme qui engrange les bénéfices des applications du génie génétique, a trouvé judicieux d’interviewer. Elle pense ainsi se parer des atours du questionnement philosophique, voire de la conscience critique. L’émetteur a un faux nez, le récepteur a des bouchons de cire dans les oreilles, le brouillage de la communication est complet.
Mais nous, nous choisissons d’arracher les propos de Chargaff à la glu de la fausse conscience et de les jeter à la figure des amateurs de numérique et de biotechnologies, de posters et de récompenses, leur restituant ainsi leur force réelle.
Voici donc le texte de l’interview, paru en mars 2001 dans Future, le magazine d’Aventis.
Professeur Chargaff, le débat international sur les biotechnologies cristallise peu à peu deux positions, avec les partisans des nouvelles technologies, et ceux qui font plutôt preuve de scepticisme à leur égard. Quelle position vous convient le mieux dans cette discussion ?
Je suis certainement très réactionnaire dans ce domaine ; je pense en effet depuis longtemps que la biologie moléculaire va trop loin.
Pourquoi les experts en biotechnologie américains, qui prennent bien plus l’avenir pour horizon que les autres, sont-ils si peu intéressés par un débat ?
Tout simplement parce que la science fait maintenant partie de l’économie de marché. Elle présente les mêmes caractéristiques que le capitalisme qui ne peut exister que dans l’expansion, en se renouvelant continuellement. Le besoin constant d’innover, le sentiment que rien n’est jamais assez bien et que tout doit être sans cesse amélioré est une véritable maladie. Et on prétend pieusement qu’il s’agit en fait de combattre les maladies.
La biologie moléculaire a pourtant fait des progrès dont nous profitons dès aujourd’hui. Prenons, par exemple, les récentes découvertes dans la lutte contre le cancer.
Je ne suis pas certain que ces progrès soient significatifs. La médecine fait bien des progrès, et j’espère qu’elle continuera d’en faire, mais il faut éviter les grandes révolutions. Dans le cas de la recherche embryonnaire, on pourrait dire qu’un embryon n’est rien d’autre qu’un cadavre et qu’en règle générale, on enterre les cadavres. Or si quelqu’un proposait tout à coup d’exploiter industriellement les cadavres et leurs organes, il y aurait certainement des protestations.
Il ne s’agit pas d’embryons morts mais d’embryons vivants, et de définir quand commence la vie humaine.
La vie commence à la fécondation.
Et la fécondation confère sa dignité humaine à ce nouvel être ?
Je n’apprécie pas outre mesure la notion de " dignité humaine ". Ce devrait être une réaction humaine fondamentale que de ne pas chercher à percer ces mystères. Nous vivons à une époque où les mystères, tout en restant certes des mystères, sont disséqués et vendus en tranches fines, comme du saucisson.
Tout cela ne pourrait-il pas, en dépit des contraintes économiques, présenter certains avantages pour l’homme ?
C’est possible. Mais il y a des choses qui sont taboues. Si j’avais eu l’idée de dévorer ma mère, je n’aurais pas pu dire après coup que c’était bon et que j’avais donc le droit de le faire. Nous nous sommes opposés au cannibalisme, avec plus ou moins de succès d’ailleurs, mais nous assistons actuellement à un cannibalisme capitaliste. Tout ce qui peut se vendre est découpé, mis en morceaux, et on entend claironner tous les deux jours qu’une nouvelle découverte a été faite. On devrait inciter le comité Nobel à ne plus distinguer ce type de recherche.
La lauréate du prix Nobel Christiane Nüsslein-Volhard conteste l’éminence d’une création génétique de l’homme. Mais elle plaide en faveur de la recherche sur les cellules souches embryonnaires et contre une interdiction du diagnostic préimplantatoire.
Nous vivons à une triste époque du fait même que nous soyons obligés de débattre de tels sujets. Nous croyons que ce qui n’est pas interdit est systématiquement autorisé. Je ne suis pas pour les interdits. Mais comme la vie est un mystère et qu’elle le restera, comme on n’est toujours pas capable de dire ce qu’est la vie, on devrait la traiter avec précaution. Notre époque est si perverse que Newton, s’il vivait aujourd’hui, aurait fait breveter la pesanteur, et nous devrions payer pour le simple fait de marcher.
Comment cet univers de la biotechnologie, un univers nouveau et souvent discutable, peut-il fonctionner sans interdits ?
Je préférerais qu’il ne soit pas nécessaire d’interdire, mais je pense qu’il est indispensable de déterminer, entre autres, ce que l’on est en droit de faire avec les embryons. Bien peu, en fait. Même les embryons produits en éprouvette sont obtenus à partir d’organes vivants. Ce ne sont pas des ingrédients pour faire un gâteau ! J’ai là-dessus une opinion très tranchée. Certains aspects de la recherche doivent être strictement contrôlés, sinon la recherche courra toujours le risque de dégénérer. On va certainement réussir à cloner un homme. Mais qu’est-ce qu’un individu cloné ? Ce n’est qu’un esclave, il n’a pas été conçu librement, il a été construit de toutes pièces. A-t-on le droit de le tuer ? Est-il soumis à toutes les lois existantes ? Je ne le sais pas. Peut-être est-il possible de le breveter, lui aussi, car il s’agit bien plus d’une invention que d’une découverte. Il est dommage que nous en soyons arrivés là. Nous aurions bien pu attendre encore cent ans.
Mais vous non plus n’avez pas remis vos travaux à plus tard. Ne pouvait-on pas prévoir dès votre époque l’avènement des questions bioéthiques ?
La bioéthique n’est apparue qu’au moment où on a violé l’éthique. La bioéthique est un moyen de tolérer tout ce qui n’est pas permis sur le plan éthique. Mais on ne peut pas ignorer l’éthique et la morale pour la simple raison que cela favoriserait la recherche. A mes débuts, la recherche avait quelque chose de ridiculement bucolique. Il n’y avait pas de questions litigieuses, pas de problèmes éthiques. Aujourd’hui, les candidats au doctorat font breveter leurs idées avant même d’avoir terminé leur thèse.
N’y avait-il pas à votre époque des choses auxquelles vous avez renoncé parce qu’elles allaient contre les lois de l’éthique ?
Non, jamais.
Pouvez-vous imaginer qu’aujourd’hui, certains de vos confrères refuseraient de réaliser des expériences pour des raisons éthiques ?
Non. Mon expérience ne me permet plus vraiment de prendre position car je ne rencontre plus beaucoup de scientifiques et ils ne viennent pas me demander conseil. L’atmosphère qui règne dans les laboratoires a beaucoup changé. Au début, elle semblait vraiment bucolique, comme une joyeuse partie de pêche. Les sauts qualitatifs actuels sont terrifiants. Je lis des choses que je n’aurais même pas osé imaginer il y a un an. De nos jours, les étudiants travaillent comme s’ils étaient déjà employés par une entreprise pharmaceutique.
Sur quoi un monde qui ne peut plus se mettre d’accord sur un canon de valeurs peut-il fonder ses règles bioéthiques ?
Pour la plupart des gens, la conception est un mystère, pour moi c’est un secret mystérieux, un double mystère, donc. Car il s’est passé quelque chose que notre conception de la recherche - recherche biomoléculaire comprise - n’explique pas. Un être vivant ne peut prétendre sonder les mystères de la vie. Nous avons atteint les limites de la recherche.
Parlez-vous de limites absolues ou plutôt de limites qui évoluent avec les découvertes de la science et qui, de ce fait, ne sont pas établies une fois pour toutes ?
Cela m’étonnerait beaucoup qu’il n’y ait pas de limites définitives. Et je serais même prêt à le parier si je vivais assez longtemps pour encaisser mon gain ! Dans le cas de la biologie moléculaire, les limites se situent là où la question du vivant devient brûlante. Il y a par ailleurs beaucoup d’autres choses que l’on aimerait savoir mais qu’il vaudrait mieux ignorer. Il faut en effet faire la différence entre les véritables arguments et les pieux mensonges.
Que voulez-vous dire ?
La guérison des maladies est un argument qui, je l’avoue, ne me convainc pas vraiment. De même que l’homme n’est pas né pour être riche, il n’est pas né non plus pour être en bonne santé. La santé est quelque chose d’agréable mais ce n’est pas un argument. De nos jours, les hommes vivent plus longtemps, mais comment vivent-ils ? Et pourquoi ?